La Mère de tous les mensonges : l’histoire manquante

Depuis quelques années, le Festival de Cannes fait la part belle aux longs métrages documentaires, leur accordant même des places de choix, comme l’année dernière avec la présence des Filles d’Olfa (Kaouther Ben Hania) et de Jeunesse – Le printemps (Wang Bing) en compétition. La Mère de tous les mensonges, projeté dans la section Un Certain Regard, a été récompensé à juste titre d’un Prix de la mise en scène, ainsi que de l’Œil d’or du meilleur documentaire présenté sur la Croisette.

A Casablanca, la jeune cinéaste Asmae El Moudir cherche à démêler les mensonges qui se transmettent dans sa famille. Grâce à une maquette du quartier de son enfance et à des figurines de chacun de ses proches, elle rejoue sa propre histoire. C’est alors que les blessures de tout un peuple émergent et que l’Histoire oubliée du Maroc se révèle.

Le point de départ de ce beau documentaire a été le constat d’une double absence. Celle d’images liées à l’enfance de la réalisatrice, hormis une seule photographie donnée par sa mère mais trompeuse puisqu’elle représentait une autre petite fille. Puis, celle liée à un événement complètement oublié de l’histoire nationale marocaine : les émeutes du pain de 1981, dont il ne reste qu’un cliché en noir et blanc montrant des personnes mortes dans une rue. Le 20 juin 1981 à Casablanca, pendant les « Années de plomb », un soulèvement populaire connu sous le nom d’émeutes du pain éclate contre l’augmentation, injuste et imposée par le gouvernement, du prix de la farine. Les manifestations ont été violemment réprimées par les forces de police qui ont tiré sur les manifestants. Si les autorités firent état de 66 morts, il y en aurait eu plusieurs centaines, voire plus de 1000 selon certaines sources. En ce sens, le film est éminemment politique, révélant au grand jour la réalité cruelle du Maroc sous l’ère du roi Hassan II (persécutions et arrestations, tortures et massacres…). Un régime politique qui n’hésita pas à supprimer toutes traces des exactions commises tout en diffusant une version « officielle » des faits (les corps ayant été emportés afin d’éviter les enterrements publics et d’autres manifestations potentielles par les militaires qui pénétrèrent dans les maisons pour chercher les dépouilles cachées par les familles).  

La Mère de tous les mensonges apparaît alors comme un projet habile et pertinent, une façon d’aborder la grande histoire à travers le prisme de l’intime, les secrets (voire les interdits) de famille permettant de faire émerger quelque chose de plus vaste, les mémoires ensevelies de toute une nation : « Je n’essaie pas de documenter la véritable histoire de ma famille, mais de faire un film sur la multiplicité des points de vue et la pluralité des interprétations qui existent au sein d’un même foyer, non seulement dans l’intérêt de l’histoire familiale, mais aussi dans celui de l’histoire nationale. »

La force du long métrage réside dans les choix de mise en scène opérés par Asmae El Moudir.

La force du long métrage réside dans les choix de mise en scène opérés par Asmae El Moudir. Ainsi, pour pallier le manque d’archives, elle a décidé de construire une maquette réaliste du quartier dans lequel sa famille habitait, avec des figurines faites en argile, bois, tissus et peinture. Sur ce point précis, il est impossible de ne pas penser au travail de Rithy Panh qui avait eu recours, lui aussi, à de petits personnages pour reconstituer son histoire familiale dans L’Image manquante (2013) ou évoquer la cruauté humaine dans Everything Will Be Ok (2022). Mais là où le cinéaste cambodgien se concentrait quasi exclusivement sur ce dispositif, la réalisatrice choisit de filmer et de questionner les membres de sa famille (elle comprise, bien qu’elle soit nettement en retrait, laissant l’espace et l’image aux autres), mettant en scène une sorte d’autofiction pleinement assumée, entre fiction et documentaire. Ces derniers, réunis dans un atelier, participent d’ailleurs à la fabrication de la réplique miniature reproduisant leur lieu de vie (son père, Mohammed El Moudir et sa mère, Ouarda, qui s’est occupée des costumes). Ce processus est filmé avec une grande intelligence et un soin tout particulier, notamment dans la confection des détails, faisant appel aux souvenirs et à des perceptions de la réalité bien différentes. C’était le souhait de la jeune cinéaste, revenue chez ses parents après ses études de cinéma, que de créer un espace qui puisse d’une certaine manière libérer la parole (très belles scènes du père évoquant ses souvenirs footballistiques ou celle de l’oncle Abdallah, qui craque littéralement, lorsqu’il raconte un drame qui l’a marqué durablement). Sans pour autant sombrer dans le misérabilisme ou le voyeurisme.

Ce processus est filmé avec une grande intelligence et un soin tout particulier, notamment dans la confection des détails, faisant appel aux souvenirs et à des perceptions de la réalité bien différentes

Le récit donne lieu parfois à de violentes confrontations verbales, véritables moments de tension, qui illustrent le fossé entre les mémoires mais aussi entre les générations : celles qui ont choisi de se taire, de subir, d’accepter les événements (jusqu’à en effacer toutes traces), incarnées par une vieille femme acariâtre et celle personnifiée par la cinéaste, jeune femme en quête de vérité et qui souhaite parler (il est à noter que c’est elle qui raconte l’histoire par le biais d’une voix off omniprésente mais parfois à peine chuchotée). Pour autant, le film, construit comme une enquête menée pas à pas, au fil des révélations des uns et des autres, donnera l’occasion aux spectateurs de comprendre chacun des protagonistes. C’est le cas de Zahra, la grand-mère autoritaire qui règne sur le clan, apparaissant dès la première scène du film, et dont on apprendra finalement les circonstances dramatiques qui l’ont poussée à construire cette carapace très épaisse.

Asmae El Moudir a conçu un film essentiel, permettant l’émergence de souvenirs enfouis et la libération d’une parole trop longtemps tue.

En définitive, La Mère de tous les mensonges est une œuvre remarquable, toujours en construction (on a l’impression que le scénario et les décors évoluent au fur et à mesure des confidences), d’une belle inventivité. Patiemment, avec délicatesse et une poésie du détail, Asmae El Moudir a conçu un film essentiel, favorisant l’émergence de souvenirs enfouis et la libération d’une parole trop longtemps tue.

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RÉALISATRICE : Asmae El Moudir
NATIONALITÉ : Maroc, Egypte, Arabie Saoudite, Qatar
GENRE : Documentaire 
AVEC : Les membres de la famille de la réalisatrice
DURÉE : 1h37
DISTRIBUTEUR : Arizona Distribution
SORTIE LE 28 février 2024