Entretien avec Arnaud Desplechin : deuxième partie : la famille, la mort, l’amour.

Dans le cadre du Rueil Film Festival 2023, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec Arnaud Desplechin. Après une première partie centrée sur ses influences, dans laquelle le cinéaste s’exprimait sur François Truffaut, Ingmar Bergman, John Huston, voici maintenant une seconde partie traitant des thèmes récurrents abordés dans son cinéma.

Aimez-vous explorer en fait tous les sentiments brutaux de l’espèce humaine ?

Oui. Cela crée un matériel dramatique qui me passionne, parler de ce dont on a peur, de ce que l’on est. J’ai l’impression que le cinéma me protège. Dans une salle de cinéma, je suis protégé. Tout à coup, j’ose me confronter à ce que je suis, et évidemment à la vie, de devoir être dans la vie et d’arriver à me confronter aux situations et de trouver des portes, des voies de sortie. C’est ça qui est merveilleux dans la fiction. C’est de se forcer à se confronter à des sentiments brutaux, de trouver des solutions, que vous avez bricolées sur un coin de table. Ça, c’est merveilleux.

Vous explorez les sentiments brutaux dans vos films. Je pense à Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle avec Mathieu Amalric, Les Fantômes d’Ismaël. C’est quand même un thème qui imprègne votre cinéma. Ainsi, vous décrivez les relations compliquées, mais également les familles dysfonctionnelles.

Je décris le théâtre du monde, avec la petite et la plus petite société. La première société connue par le nourrisson, c’est sa famille. Parler de la famille, ça me permet de parler du monde. Puis cela permet d’avoir des troupes d’acteurs, d’avoir des personnages, de raconter leurs rapports les uns avec les autres, etc. C’est quelque chose qui me donne grand appétit, d’avoir des acteurs différents, mélangés. Par ailleurs, vous pourriez me dire pourquoi vous ne faites pas un film sur l’armée, parce que vous obtiendriez des films de groupe tout le temps. Mais il n’y aurait que des garçons dans l’armée. J’aime bien les hommes et les femmes La famille, ça fait un peu le loup. C’est mon petit théâtre.

Vous appréciez raconter des histoires, des déceptions, et différents types de rapports ?

Alors, je pense que c’est un thème infini parce que la famille, c’est quelque chose que j’aime, que j’adore énormément dans la vie. C’est quelque chose qui est très important pour moi. Au cinéma, je trouve que ce qui se raconte bien, c’est quand ça marche ou pas. Évidemment que les familles, ça ne marche pas. C’est ça qui est merveilleux. Bien sûr, l’amour, ça ne marche pas. Regardez bien, entre les hommes et les femmes, cela n’a jamais marché. Certainement que c’est ça qui est délicieux. C’est ça qui est formidable. C’est ça qui me nourrit complètement. C’est que ça boîte. Le fait que ça boîte, c’est ça qui est remarquable dans les familles, d’avoir ces quantités de colère, de rancœur, de dispute et qui sont assurément le masque de l’amour maladroit.

Vous parlez de ces relations qui boîtent. Exprimez-vous le regret dans vos films, de n’avoir pas su aimer une personne de son vivant ?

Ah oui, très sûrement. Hélas, on l’apprend avec l’âge. Ce thème était déjà dans La Vie des morts. On n’aime jamais assez les personnes de leur vivant. On doit les aimer quand ils sont vivants et pas quand ils partent, lorsqu’on pleure. Dès que l’on perd une personne, c’est ce qui suit qui est dur. Moi, j’ai perdu des personnes quand j’étais très jeune. Lorsque vous perdez quelqu’un, vous dites aimer, mais vous aimez avec maladresse, et vous regrettez. Mon cinéma peut transformer ce regret triste en une élégie, en un poème, en quelque chose de plus doux et de plus apaisé. C’est peut-être lié à un tempérament mélancolique.

Dans Roubaix, une lumière, vous citez beaucoup votre région natale et cette ville. Pourquoi avoir choisi Roubaix comme lieu de cette intrigue ?

Le fait divers s’est passé là-bas. Cela raconte une histoire vraie, qui est tout à fait pathétique. Des histoires qui arrivent à des personnes blessées, des gens meurtris, des gens qui vivent avec rien. Dans ce récit sordide, il faut montrer que, même dans le cas de ces deux femmes qui vont s’avérer avoir commis le pire, il y a une lumière et une âme. Il y a une fragilité, quelque chose qui fait que vous ne pouvez pas juger. Il faut voir ce qui est humain, ou ce qui est caché au fond de l’être humain. À travers ce film, je décris l’humanité de ces deux femmes, même quand elles ont commis un meurtre. C’était un thème très sérieux et que j’avais envie de raconter d’une manière simple et humaine, tout simplement.

Mis à part le crime atroce qui se passe dans ce film, il y a quand même une part de réalité sociale. Le cinéma social, avec ces deux personnages féminins, incarnés par Léa Seydoux et Sara Forestier, qui sont malgré tout des filles un peu paumées, déçues, un peu désœuvrées.

Oui, et c’est pour cela que l’on ressent le thème du faux coupable, que l’on a envie de les aider. C’est curieux, car ces deux femmes sont quand même peu recommandables. Pourtant, quand vous les regardez, leurs humanités vous apparaissent. Au début du film, vous vous apercevez, alors qu’elles n’ont pas encore commis le crime, que ce sont des sœurs déshéritées, mais humaines. Puis voilà qu’elles commettent le pire. C’est trop tard parce que vous les aimiez déjà. Donc, qu’est-ce que vous faites quand quelqu’un que vous aimez, pour qui vous avez eu pitié, que vous appréciez, commet le pire. C’est trop tard, car vous les aimez déjà et qu’elles sont jouées par des actrices incroyables. En vérité, on établit une forme de protection par rapport à ces deux jeunes femmes. On le ressent vraiment. On n’a pas envie de les voir aller en prison et être accusées de ce crime. C’est réellement un film qui m’a profondément marqué. Il y a l’attachement que l’on a pour ces coupables, qui sont en réalité des victimes, et c’est un signe profondément humain et social aussi.

Est-ce que ça traduit aussi la réalité sociale de la ville de Roubaix avec ses strates ?

Oui. C’est la ville dont je suis originaire. J’ai eu plaisir, dès les premiers films, à y retourner, c’est une évidence. C’est très déshérité. Mes films ont toujours un passage à Roubaix. Effectivement, j’ai souvent raconté des personnages qui avaient des conditions sociales plus favorisées, des histoires de profs, de médecins. Là, je voulais faire un film pour les personnes qui n’ont plus rien, si ce n’est leurs âmes, car ils n’ont plus que ça à raconter. Raconter des récits de gens démunis, humiliés, offensés, et de filmer leur dignité, leur grandeur. Ça m’importe extrêmement, et j’ai eu l’impression de connaître ma ville en filmant Roubaix. J’y vois le dénuement, les conditions des personnes qui vivent des vies très dures à Roubaix et de leur rendre un hommage.

L’autre thème récurrent de votre cinéma, c’est celui de la mort qui est assez dominant, que vous traitiez dans le moyen métrage La Vie des morts. Il y a aussi La Sentinelle, où vous mettez en scène ce personnage obsédé par cette tête humaine momifiée. Il cherche à savoir comment le personnage est mort. Pourquoi ce thème de la mort est aussi important dans votre cinéma ?

Comme je le disais, le cinéma me permet d’être confronté à ce qui me terrifie et m’exaspère. Regardez, dans la vie, je suis protégé parce que je sais que ça ne va pas m’arriver. Quand vous regardez un écran de cinéma, que vous regardez les films d’horreur, les films de guerre, les films d’action, etc. Vous pouvez être terrifié, mais vous savez que vous êtes protégé. Il fait chaud dans la salle, et vous êtes protégé par l’obscurité. Les choses ne vont pas sortir de l’écran pour agresser. Ça va rester dans l’écran, cela sera joué et vous pourrez voir le film plusieurs fois après. Finalement, vous apprivoisez vos peurs, et c’était pour moi un moyen de le faire.

Pensez-vous que vous faites une radiographie du deuil, de ses conséquences sur le système familial qui se trouve vraiment déstructuré ?

Oui. On vit avec les personnes qui nous ont précédés. Ainsi, on vit avec les morts et nous sommes hantés par les morts qui sont comme des fantômes continuant à nous habiter, avec lesquels on n’a pas fini de se réconcilier, de se disputer, de les aimer. Alors, le cinéma peut faire ressusciter les fantômes. Pouvez vous vous acclimater ? Oui, à ces gens qui vous manquent, que vous retrouvez à travers les films.

Dans La Sentinelle, vous rendez justice à cette tête humaine momifiée.

Rendre surtout une identité. Comment lui rendre hommage ? Comment trouver quelque chose à dire ? C’est vrai que j’ai ce sentiment qu’il faut rendre quelque chose aux morts qui nous ont précédés. On ne peut pas dire que l’on doit les ignorer On doit savoir que d’autres gens ont vécus avant nous et que l’on pense à eux. Ils continuent à nous habiter, qu’on le veuille ou non. Alors autant en savoir plus sur eux.

Vous faites vraiment un hommage aux défunts en général. Ainsi, vous évoquez cette mort, qui se retrouve liée au sujet de la famille. Parlons maintenant de votre Antoine Doinel, ce Paul Dédalus, personne jouée par Mathieu Amalric et qui revient dans plusieurs de vos films, Comment je me suis disputé…ma vie sexuelle, Trois souvenirs de ma jeunesse, Rois et Reines, Les Fantomes d’Ismaël. Était-ce une volonté de faire une référence à François Truffaut, de raconter des récits d’indécisions sentimentales ?

Les rôles étaient très répartis entre Truffaut et Léaud. C’étaient le metteur en scène et l’acteur. Mathieu est aussi un cinéaste et ses films sont de plus en plus importants. Je n’ai pas un rapport de mentor. J’ai davantage un rapport d’amitié ou de collaboration avec Mathieu qui s’intensifie avec le fait que lui-même est un cinéaste important. C’est un dialogue que je filme avec plaisir. Il n’y a pas celui qui dirige et celui qui a dirigé une majorité de films, et ça, c’est un plaisir absolument délicieux. Mathieu a une fantaisie, un charisme, des qualités qui m’ont porté. À chaque fois, il arrivait à me surprendre, à inventer des choses nouvelles et c’était un agité. Cette collaboration reste vraiment une des choses pour laquelle j’ai eu le plus de fierté.

Je rebondis sur le thème de la figure paternelle. Un film me vient en mémoire. C’est Rois et Reines avec Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric. Il y a quand même une figure paternelle qui est assez imposante et terrifiante.

Immense et absolument terrifiante, et qui était un mystère. Emmanuelle Devos s’aperçoit que son père la déteste. Pourquoi ? Je l’ignore et c’est pour ça que j’ai fait ce film. Alors, je crois qu’il l’aimait trop et avait peur de cet amour dévorant. C’était déchirant. C’était un thème de mélodrame d’une puissance inouïe. La performance de Maurice Garrel était à tomber par terre. Ce couple entre Emmanuelle Devos et Garrel était magnifique. C’était comme une sonate d’automne, une histoire de haine et d’amour, absolument indémodable, et que je trouvais être un motif de mélodrame parfait.

Quand on parle de thème familial, on pense forcément à cette figure paternelle qui dirige et impose tout, à vrai dire.

Oui, et à l’opposé, vous avez l’autre père, joué par Jean-Paul Roussillon. C’est un père très tendre. D’abord, il y a ce mélodrame avec le père d’une violence inouïe et, de l’autre côté, un père très maternel, très doux, très tendre. L’opposition entre ces deux figures de père, l’une très accueillante et l’autre figure totalement terrifiante, c’était ça qui faisait le rythme du film.

Ça crée un antagonisme entre cette violence et cette douceur. Sous la violence, on voit aussi cette part d’humanité et cette part d’amour. C’est quelque chose que vous traitez assez souvent, notamment dans Tromperie.

J’ai eu peur de faire ce film. Je me demandais qui cela pourrait intéresser. Je trouve que l’on a vraiment tendance à regarder les histoires d’amour comme quelque chose de futile, alors que je pense que c’est l’expérience la plus importante. C’est aussi crucial que la philosophie. C’est un moyen de connaissance du monde. Voilà que cet écrivain a une aventure extraconjugale. La mort est une façon pour elle de se récupérer et de récupérer quelque chose d’elle-même. C’est fugace. C’est comme un rêve. Leur histoire d’amour ressemble à un rêve. Voilà que le rêve se dissipe à la fin parce que la vie arrive et qu’elle retourne à son mari et qu’il retourne à son épouse. Pourtant, quelque chose a existé entre eux et c’est ce qui est le plus précieux. Parler de ce qui était caché dans les cœurs, voici pourquoi je voulais faire ce film. C’est vraiment un film qui a été fait dans une grande émotion, une grande joie.

Vous introduisez également l’art dans certains de vos films. Pourquoi est-ce important ?

Le cinéma, c’est un art populaire. Pour moi, c’est une manière de populariser les choses. Le travail du cinéma, c’est de prendre les mots qui flottent en haut et de les ramener sur la terre, et c’est à nous de vivre avec. Depuis que je fais des films, je pense toujours à des spectateurs qui vont découvrir mes films plus tard, quand ils sont diffusés à la télévision et qui ont quinze ans ou seize ans, qui n’ont pas la chance d’être des gros lecteurs, qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée. C’est une façon de leur raconter l’art, et j’essaie de le raconter de manière divertissante. Je me sers d’un matériel noble, et je le ramène dans la comédie humaine de tous les jours. Le cinéma doit populariser des choses qui, sans cela, sans cinéma, resteraient trop abstraites ou trop rares pour les classes favorisées. Je pense que tout le monde y a droit. Tout le monde peut s’en amuser. On est tous à égalité devant l’écran. C’est formidable ce que l’on ne comprend pas et c’est formidable ce que l’on comprend. Ce qui est important, c’est de jouer avec le film, de se divertir avec le film. Je vais prendre un seul exemple. C’était dans Un Conte de Noël. Il y a Anne Consigny qui arrive, qui est toute malheureuse. Elle pleure devant son père, elle ne sait pas pourquoi . Son père prend un livre d’un philosophe obscur dont personne n’a jamais entendu parler, Nietzsche, et commence à lire un texte unique. Évidemment qu’elle n’y comprend rien. Tout à coup, on voit des paysages de Roubaix. Par ailleurs, il y a la musique qui vient recouvrir la voix, qui se termine et qui n’arrive pas à consoler sa fille. Pourtant, la fille a mal compris de quoi il lui parlait. Son père est étonné et finalement, je pense à tous les gens qui n’auront jamais la chance de lire Nietzche. C’est une manière de le faire découvrir.

Entretien réalisé par Sylvain Jaufry le vendredi 27 janvier 2023.