Entretien avec Arnaud Desplechin – première partie : un cinéaste cinéphile

Monsieur Desplechin, vous êtes l’invité d’honneur de la nouvelle édition du Rueil Film Festival, qui se tient du 26 au 29 janvier 2023 à Rueil-Malmaison. Durant ce festival, les spectateurs pourront assister à neuf avant-premières de films français et internationaux.  C’est ainsi l’occasion de vous interviewer sur votre parcours, sur votre carrière, sur vos motivations, vos intentions aussi, vos points de vue cinématographiques. J’ai plusieurs questions à vous poser concernant votre carrière, qui a débuté avec le moyen-métrage La Vie des morts. Le premier axe sur lequel je souhaitais échanger avec vous, ce sont vos influences. Je voulais savoir si François Truffaut, réalisateur phare de la Nouvelle Vague, est un cinéaste qui vous a influencé tout au long de votre carrière jusqu’à maintenant ?

Oui, très certainement et jusqu’à présent. C’est-à-dire que pour ma génération, la grande référence était très sûrement Maurice Pialat, qui représentait le cinéma réaliste à l’époque où je sortais de l’école de cinéma publique, l’IDHEC. C’était ce nouveau réalisme très frappant qui était tout à fait impressionnant chez Pialat. J’ai découvert Truffaut en fait assez tard et ce n’était pas pareil, car c’était un cinéma beaucoup plus romanesque que réaliste. J’en suis tombé amoureux. J’ai eu une révélation sur ces films de Truffaut que mes parents et mes professeurs m’avaient montré. Je croyais que je connaissais les films de Truffaut. À l’âge de la maturité, j’ai vu la mise en scène de ses films, et c’est cet amour du roman chez Truffaut qui m’emballait complètement. Je me suis éloigné du cinéma réaliste pour aller vers un cinéma plus romanesque comme celui de Truffaut. L’homme me plaît beaucoup dans la façon dont il a mené sa carrière. On le sait peu, mais il a connu de grands échecs, de grandes réussites, et il a eu une ligne constante, artistique, qui me fascine. Ensuite, je trouvais l’homme très attachant. Je n’ai pas eu la chance de le connaître, mais c’est très certainement une des trois grandes références qui me guident jusqu’aujourd’hui. Je pense à lui quotidiennement, bien sûr. Je pense à Bergman et à Scorsese qui sont vraiment les trois montagnes que j’essaye d’escalader chaque jour.

Avec quel film avez-vous découvert François Truffaut à l’époque ? 

C’est vraiment tard que ça m’est arrivé. C’est complètement ridicule. C’est son premier film, Les 400 coups, que j’avais vu quarante fois. Je suis alors retourné le voir un matin au cinéma et j’ai vu tout ce que je n’ai pas vu avant.  Je croyais que c’était un petit film autobiographique.  J’ai vu comment c’était fait, parce que j’avais commencé à travailler comme technicien, comme scénariste, et là, tout à coup, l’art de la mise en scène est venu me frapper à cette projection, et je devais avoir 24 ans, quelque chose comme ça. 

Oui, effectivement, vous l’avez découvert assez tard.

Bien sûr. Avant, j’aimais d’autres cinéastes. C’était la clé d’entrée pour moi dans le fait de fabriquer moi-même des films. 

Est-ce que vous vous sentez comme étant un héritier de François Truffaut de même qu’en général un héritier de cette Nouvelle Vague française ?

Oui, tout à fait dans le sens où les figures paternelles, c’était le cinéma réaliste.  Par ailleurs, il y avait avant la Nouvelle Vague une forme de fantaisie, que l’on retrouve dans le cinéma de la Nouvelle Vague, et c’est ce qui m’emballe encore aujourd’hui. 

Cette fantaisie, on la retrouve aussi un peu dans le personnage d’Antoine Doinel, joué par Jean-Pierre Léaud dans Les 400 coups. On retrouve aussi effectivement cette figure paternelle qui dirige un peu la famille, malgré tous les problèmes rencontrés dans un microcosme familial. 

Ah oui, bien sûr. Certains spectateurs peuvent penser que la première fois qu’ils le voient, il faut s’acclimater. Jean-Pierre Léaud n’a pas un jeu réaliste, il a un jeu beaucoup plus poétique que réaliste. Progressivement, avec les années, je suis tombé amoureux de ce ton qui n’est pas simplement du naturalisme, mais qui a un décalage avec le réalisme. C’est frais, mais plutôt d’une manière romanesque. Le jeu de Jean-Pierre Léaud m’enchantait comme le jeu de Catherine Deneuve m’enchante. 

Vous parlez de cinéma romanesque. Les 400 coups fait partie aussi de vos films préférés. C’est aussi un cinéma social très réaliste, toutefois empreint d’une certaine forme de burlesque et de fantaisie et de drôlerie, malgré le fait que ce soit en partie autobiographique finalement, et pas forcément drôle. 

Non, Truffaut, il embrasse un matériel parfois très brutal et tout ça. L’élégance du récit fait que vous suivez l’histoire. Cependant, c’est une histoire très tragique et très autobiographique. Pourtant, le film est en cinémascope. Le film est très narratif. Il vous raconte des aventures. Le film est réellement drôle, bien que l’histoire soit bouleversante puisque c’est le garçon qui n’est pas aimé par sa mère. Néanmoins, le film reste vraiment drôle et c’est ce ton qui m’enchante encore. 

Le ton est volontairement donné dès le départ avec ce personnage de Jean-Pierre Léaud, qui a quand même une gouaille assez importante.

Je pense à la première scène où il a le bonnet d’âne. Il est mis au coin parce qu’il rajoute des moustaches à une modèle déshabillée dans le journal. Ainsi, le film commence par cette fantaisie. Par conséquent, il voulait aborder des sujets tragiques avec une fantaisie héritée des comédies américaines.  Ça me plaisait. 

Oui, mais surtout une forme de délicatesse. Il y a cette fin sur la plage où on le voit courir, et ce dernier plan. Qu’est-ce que vous avez pensé de ce plan sur lequel Jean-Pierre Léaud se retrouve face caméra ? 

C’est frappant parce qu’il regarde dans la caméra. Il apparait sur image, si je me souviens bien, et l’on reste sur cette photographie du jeune Doinel, du jeune Léaud nous regardant droit dans les yeux. Figurez-vous que ce plan est un hommage à un des cinéastes préférés de Truffaut, qui est aussi un de mes cinéastes favoris. C’est Ingmar Bergman, et le film Monika. Alors, vous savez, la règle au cinéma, c’est de ne jamais regarder dans la caméra. Dans Monika, qui est un des films que Truffaut a admirés jeune homme, la jeune Monika se retourne et regarde la caméra droit dans les yeux. Quand je revois le plan de Truffaut, je vois une filiation qui s’inscrit dans l’histoire du cinéma, et la volonté de casser les règles pour en inventer de nouvelles. 

À part Truffaut, avez-vous été en fait aussi fasciné, influencé par d’autres cinéastes  de la Nouvelle Vague, comme Rohmer, Rivette, Doniol-Valcroze? 

Non, vraiment, dans la Nouvelle Vague, c’est Truffaut qui m’a touché. Bergman, c’est le grand choc de ma vie. Je suis un spectateur. Je vois beaucoup de films populaires. J’aime énormément le cinéma américain dans toutes ses dimensions, le cinéma populaire américain, le cinéma d’auteur américain, le cinéma d’action, les films policiers, les mélodrames. C’est réellement le cinéma que je connais le mieux. C’est vrai qu’il y a parmi eux un maître dont je continue à apprendre beaucoup à chaque fois que je regarde ses films C’est Scorsese, qui est pour moi le metteur en scène vivant aujourd’hui qui sait embrasser toutes les histoires du cinéma de son pays. Ça me frappe très fort. C’est un cinéma qui est irrigué de cinéma. Ça me fascine complètement. 

En vérité, vous êtes intéressé par tous les cinéastes qui ont en fait dans leur temps, dans leur point de vue ethnographique, une vision à dominante sociale. 

Oui, et qui ont une dominante cinéphile. J’aime les cinéastes cinéphiles, des cinéastes qui rendent hommage aux grands maîtres qui les ont précédés. C’est ce que je trouve chez Scorsese et chez Truffaut, c’est cet amour des films qui les ont formés.

Scorsese était admirateur des films noirs des années 1930-1940, ceux d’Otto Preminger, ceux avec Edward G. Robinson. Pourquoi je vous parle de François Truffaut ? C’est parce que je pense à Esther Kahn, qui est un film comportant des références au cinéma de Truffaut. On pense à L’enfant sauvage, à sa forme filmique et au film Les Deux Anglaises et le Continent. 

Je suis très touché que vous citiez ces deux films puisque ce sont les deux films qui comptent énormément pour moi. Quand j’ai revu Les 400 coups au cinéma, c’était un choc. Quand j’ai revu Les Deux Anglaises et Le Continent qui, étrangement, est le dernier film de Truffaut parce qu’il a remonté le film, qui avait été un échec. Il a procédé à des coupes puis rétabli le montage, après la déclaration de son cancer, donc c’est le dernier film de lui que l’on connaît et je l’ai vu à la télé. J’étais scotché par l’émotion vibrante du film. Kika Markham joue d’ailleurs dans Esther Kahn. C’est un hommage à Truffaut, et effectivement, Esther me fait penser à L’Enfant sauvage avec son côté sauvage. C’est une fille qui ressemble à un petit chien. Elle sait à peine lire, elle est brutale, elle est sauvage. Voilà qu’elle va rencontrer ce professeur de théâtre, joué par Ian Holm, qui est un peu comme le docteur Itard dans L’Enfant sauvage. Tout à coup, cette petite fille qui chantait à côté de l’humanité, va rentrer dans l’humanité et ça, c’est un thème que je trouve vraiment merveilleux. 

L’Enfant sauvage, c’est un film qui est considéré comme un des Truffaut importants. Il marque une progression du cinéma social vers un cinéma plus romanesque. Puis, il va se diriger vers Les Deux Anglaises et le Continent, tourné en anglais donc. Par ailleurs, il va ensuite faire des films qui sortent un peu des sentiers battus, notamment à la fin de sa carrière avec Le Dernier Métro, Vivement dimanche. Ces films vous ont marqué aussi ? 

Vivement dimanche est magnifique. C’est son dernier film. Il y a encore le goût de la fantaisie. Il y a la rencontre entre Truffaut et Trintignant. Les deux hommes ne s’étaient jamais croisés. Trintignant est merveilleux dans le film. C’est un appétit de fantaisie incroyable alors que Truffaut se sait malade. Il tourne ce film qui est un éloge du cinéma, des films à intrigues, des films à mystères, des films policiers américains, un éloge très français du cinéma américain et qui est une fantaisie merveilleuse. Concernant Le Dernier métro, tout le monde le connaît. Il y a La Femme d’à côté, que je revois en étant bouleversé à chaque fois. Quel film vibrant où Fanny Ardant et Depardieu sont à tomber par terre ! Ce sont des films brûlants, fiévreux et qui touchent tant les spectateurs. 

Quand vous parlez de La Femme d’à côté, vous évoquez des thèmes que vous appréciez, les relations amoureuses, la famille, les relations conflictuelles. Justement, la famille, c’est un sujet qui est repris effectivement dans le cinéma, notamment dans la plupart des films du cinéaste suédois Ingmar Bergman. Quand on voit vos films (Un conte de Noël), on peut faire la comparaison avec un film comme Sonate d’automne.  

Oui, l’histoire de cette mère pianiste qui ne sait pas aimer. C’est un film d’une violence incroyable. Vous évoquez cette violence verbale et psychologique qui imprègne tout le film.

Parlons de Cris et chuchotements, qui est également violent. Ce film vous a-t-il nourri pour argumenter votre vision sociale de la famille dans vos films ?

Infiniment. Voici un choc que j’ai eu plus jeune que le choc de Truffaut. J’avais triché sur mon âge pour aller voir ce film, interdit aux moins de seize ans. C’est une furie, une telle violence. De plus, ce qui est merveilleux chez Bergman, c’est que vous voyez les personnages qui ont parfois des sentiments très négatifs. Il y a la colère, la haine, la rancœur, la brutalité. Dans sa façon de voir l’être humain, il y a un moment de la vie. Ce n’est pas le plus important. Cela arrive d’avoir des passions tristes. Ça nous arrive à tous, mais ce n’est pas le mot de la fin. Ce n’est pas la vérité ultime. Elle est beaucoup plus humaniste que ça. L’humanisme, la brutalité de Bergman, c’est une leçon que je continue à suivre maintenant. 

À propos du film Sonate d’automne… Pourrait-on faire aussi une comparaison avec votre film récent, Frère et sœur ? Parce que les relations conflictuelles entre le frère et la sœur y font écho. 

Je pensais à Bergman quotidiennement, pendant le tournage et durant le montage et l’écriture. L’idée était de ne pas craindre la brutalité des sentiments, de ne pas avoir peur d’eux, de raconter des sentiments brutaux et de faire confiance aux acteurs en disant qu’ils apporteront la dimension humaine, qu’ils arriveront à montrer la lumière, pour reprendre le titre Roubaix, une lumière, qu’ils arriveront à montrer des choses effroyables en montrant la lumière qui est dans chaque être. 

Toujours à propos du thème familial, vous parlez de cinéma américain. On peut évoquer John Huston, et son très beau film familial, Gens de Dublin.

C’est la pièce que joue Marion Cotillard dans Frère et Sœur. Film magnifique, avec une histoire d’une grande simplicité, avec une femme qui a laissé passer l’amour, a regretté . À l’âge de la maturité, elle se dit qu’elle est transpercée de regrets, de remords et de haine. De fierté aussi, parce qu’il est magnifique d’avoir été aimée à l’infini. C’est un regard introspectif sur une femme qui a manqué l’occasion d’aimer. C’est un des plus beaux personnages de cinéma que je connaisse. 

Entretien réalisé par Sylvain Jaufry le vendredi 27 janvier 2023.