Alors que le cinéma français multiplie les récits de jeunesse en quête d’authenticité – Chien de la casse, La Pampa, Vingt Dieux etc – Ma Frère, présenté à Cannes Première, s’inscrit dans une veine déjà tracée par leur film précédent Les Pires : celle d’une adolescence confrontée au réel, entre déterminisme social, langage cru et urgence d’exister. Deuxième long-métrage de Lise Akoka et Romane Guéret, Ma Frère prolonge leur série Tu préfères et témoigne d’un attachement rare à leurs interprètes, Shaï (Shirel Nataf) et Djeneba (Fanta Kebe), désormais jeunes adultes.
Akoka et Guéret filment Shaï et Djeneba comme on accompagne des sœurs : avec chaleur, attention, et parfois une forme de cécité affective.
Dès l’ouverture, Ma Frère annonce la couleur : un accouchement mimé entre enfants, faux emplois et vraies grossièretés – « Ouvrez bien la zézette », ordonne l’une ; « On dit vulve », corrige l’autre, avant que la première ne lâche un spectaculaire « Va te faire enculer ». La messe est dite, le ton est donné. On est dans le jeu, déjà dans le désordre, dans le renversement des rôles. Le titre lui-même — Ma Frère — introduit déjà une ambiguïté grammaticale et identitaire, tout en signalant l’un des axes du récit : les enfants jouent aux adultes, les adultes ne sont que de grands enfants, et les rôles s’intervertissent en permanence, sans que cela ne fasse jamais vaciller la forme.
Shaï et Djeneba, vingt ans à peine, partent encadrer une colonie dans la Drôme, avec des enfants du quartier populaire où elles ont grandi, Place des Fêtes. Loin de Paris, la colonie devient une zone intermédiaire, un interstice possible pour fuir les injonctions masculines (le frère possessif de Shaï), les violences familiales (la mère de Djeneba), et peut-être inventer d’autres liens.
La complicité des actrices est probablement celle des réalisatrices, Akoka et Guéret, qui ont elles-mêmes connu les colonies de vacances. Elles ont casté pendant plus d’un an leurs jeunes interprètes afin de déployer une galerie de personnages attachants, souvent drôles, toujours vifs. Le talent de répartie est réel, et certaines scènes de dialogues (l’entretien d’embauche, la rencontre des nudistes…) frappent par leur rythme et leur tonus. Mais assez rapidement, ce qui faisait la force du film devient aussi sa limite : tout est dit, trop dit – ou simplement pas montré. Les enjeux sont énoncés, explicites, exposés. Le genre ? « Naël, c’est une fille ou un garçon ? » demande Shaï à plusieurs reprises, sans que le film ne donne à cette interrogation autre chose qu’un effet de surface. Le déterminisme social ? Il est là, bien sûr — mais sans conflit intérieur, sans mise en tension. La mère toxique, le frère gardien de la morale sexuelle, les désillusions du monde adulte : tout est là, comme attendu, dans un déploiement progressif mais prévisible. L’émotion devient une case à cocher parmi d’autres.
Ce qui manque cruellement, c’est un geste de mise en scène. La caméra reste collée aux visages, souvent enclavés, rarement inscrits dans un espace. La Drôme n’existe jamais autrement que comme un hors-champ flou, décor de substitution. Les plans sont courts, les axes figés, les corps confinés dans le champ, comme si la colonie — censée être un lieu d’émancipation — devenait paradoxalement une forme de séquestration. Pas de respiration, pas de paysages : juste des gros plans, empilés les uns sur les autres, comme les punchlines et les bons mots. Mais Ma Frère ne cherche jamais à déborder. La grammaire cinématographique, flemme un peu, en référence à un échange entre Shaï et la directrice de la colonie.
Et pourtant, une tendresse affleure. Non pas dans la mise en scène, mais dans le regard porté sur les personnages, quasiment dans l’essence même du projet de ce film. Akoka et Guéret filment Shaï et Djeneba comme on accompagne des sœurs : avec chaleur, attention, et parfois une forme de cécité affective. La fidélité aux comédiennes, rencontrées sur la série, donne au film une dimension presque documentaire — comme un projet d’éducation permanente à l’image, dans lequel les corps grandiraient sous nos yeux, mais sans jamais être filmés autrement que dans le registre du dialogue. On pourrait se réjouir de cette continuité, de cette fidélité aux visages, aux corps, mais ce qui frappe surtout, ici, c’est combien le film peine à exister au-delà de son cadre et du balisage scénaristique traditionnel des comédies françaises. On se prend à rêver d’un silence, d’un plan large, d’un geste gratuit, car sous les airs d’improvisation libre, peu d’éléments nous échappe. La vie n’est pas qu’une affaire de mots.
RÉALISATRICES : Lise Akoka, Romane Gueret NATIONALITÉ : française GENRE : comédie AVEC : Shirel Nataf, Fanta Kebe, Zakaria-Tayeb Lazab, Amel Bent DURÉE : 1h55 DISTRIBUTEUR : StudioCanal SORTIE LE 7 janvier 2026