Au cœur des volcans : l’enfer est pavé de bonnes inventions

Au commencement, était la lumière. Au commencement, étaient les Lumière, frères émérites, inventeurs du cinématographe qui, le 22 mars 1895, organisèrent la première projection publique de Sortie d’usine. En restituant une empreinte du réel en vingt-quatre images par seconde, le cinéma est par essence, documentaire. Suite au succès des premières projections, des opérateurs sont envoyés partout dans le monde pour réaliser des films de famille, de voyage, de professionnels en action, d’événements politiques. Les sujets de prédilection du cinéma documentaire sont déjà là, captés en moins d’une minute par un seul plan fixe. Par sa proximité au réel, la matière documentaire est l’une des plus fécondes du cinéma, un des espaces minoritaires dans lequel règne une grande liberté de création. En attestent les récents vertiges créatifs que sont Little Girl Blue, La Mère de tous les mensonges, Toute la beauté et le sang versé qui ont pour point commun, au-delà d’être réalisés par trois cinéastes femmes, de modeler une matière faite d’archives. C’est là-dedans, dans une mémoire du siècle passé composée de plus de 300 000 photos et 800 heures d’images filmées par les époux Krafft, scientifiques, cinéastes humanistes et voyageurs, que plonge un des plus grands cinéastes contemporains, Werner Herzog avec ce voyage Au cœur des volcans. S’il nous semblait essentiel de revenir à la source du cinéma pour entrer dans ce film, c’est pour exprimer que si foisonnement créatif il y a encore aujourd’hui, il s’agit moins de regarder vers la standardisation des produits hollywoodiens qu’en direction d’un certain cinéma documentaire, matière enrichie de réel, dont les attributs peuvent autant rappeler les vues captées par les frères Lumière que les apparitions oniriques d’un Méliès.

Comme l’atteste le sous-titre d’Au cœur des volcansrequiem pour Katia et Maurice Krafft, le réalisateur allemand rend hommage à un couple français de volcanologues légendaires, chercheurs et preneurs d’images, dont le destin s’est brutalement interrompu en 1991. Trente ans plus tard, Herzog décide de mettre à nouveau en lumière ce travail hors des sentiers battus du cinéma, dans lequel lui-même se reconnaît par sa pratique.  

Connu et réputé pour ses tournages fous, Herzog trouve en les Krafft, une aspiration commune au danger, à la vie qu’on place à la lisière du précipice, produisant par là même un cinéma qui joue avec le feu, inventant de nouvelles formes obsédantes, aveuglantes, hypnotisantes.

Etant donné qu’il s’agit d’un requiem, on peut s’interroger sur la relation qu’entretient Herzog à la religiosité. La figure religieuse apparaît dans son corpus d’œuvres bigarré. Elle est abordée frontalement dans deux courts-métrages : Le Sermon de Huie dans lequel le révérend Huie L.Rogers délivre un sermon intense et dans Fric et foi, qui portraitise le pasteur américain Gene Scod. La foi est également au cœur de son entreprise Les cloches des profondeurs, un voyage en compagnie de croyants qui évoque les débordements de la foi, la part de folie qui les assaille, leurs tentatives de s’élever au-dessus de leur condition. On ne s’attardera pas sur Aguirre, la colère de Dieu et ses autres fictions, mais la présence divine ne cesse de se frotter aux recherches cinématographiques, existentielles pourrait-on dire, de Werner Herzog. On n’oubliera pas non plus de mentionner ses travaux documentaires consacrés aux volcans avec La Soufrière (1977), poursuivis en 2016 avec Au fin fond de la fournaise. À la jonction de la hauteur du religieux et de la profondeur des volcans, ce requiem pour Katia et Maurice Krafft.

En introduisant son film par la fin des Krafft, Herzog fabrique une narration du miraculé. Là s’arrête leur histoire, au Japon en 1991, au pied du Mont Unzen. Mais avant d’y revenir en toute fin, une mythologie du survivant se cristallise dans les différents voyages des époux qui ne cessent de tromper la mort. Sont montrées les éruptions de l’Eldfell (Islande) en 1973, du mont Saint Helens (Etats-Unis) en 1980, du Nevado del Ruiz (Colombie) en 1985. Les Krafft voyagent, moins au sein de pays connus aux mille images, que dans des mondes où la catastrophe a frappé, troublant les frontières. Le ciel est noir, la fumée gronde, la gorge du supplice avale tout et la cendre retombe. Dans les images des Krafft, Jésus apparaît, souvent sur une croix, parfois à côté ou enterré en partie par le poids des poussières. 

Faite d’images bouillonnantes, de visions apocalyptiques, cette cérémonie visuelle du souvenir nous montre des époux qui jouent au volcan comme ces enfants indonésiens qui, de leur monde englouti de poussières, fabriquent un cratère pour y souffler les poumons du vent. Les Krafft sont d’abord montrés comme vulcanologues, ensuite comme acteurs délaissant le sérieux de la science pour le ridicule du costume. Les scientifiques se mettent en scène : Maurice adopte les traits de Cousteau, la pipe et le bonnet rouge en hommage là aussi à l’homme de science et de cinéma qu’était le commandant Cousteau, Katia tentant tant bien que mal de trouver une place dans le décor. Herzog pouffe gentiment de ce décalage, de ces deux êtres cherchant leur place entre le cinéma et le monde. C’est lorsqu’ils se positionnent à l’arrière de la caméra, plus en retrait, que Herzog trouve en les Krafft des amis de la démarche, de la marche de la vie. Il se reconnaît dans les époux, dans leur amour profond des entrailles de la terre, mais aussi dans la parenté du risque cinématographique qu’ils cultivent. En voix-off, Herzog dit que “de nombreux spectateurs sont probablement heureux de ne pas avoir à en faire partie [de l’aventure]. Moi, j’aurais donné beaucoup pour les accompagner.” Alors, il se rattrape, trente ans plus tard, en réparant une rencontre qui n’a jamais eu lieu. Connu et réputé pour ses tournages fous, Herzog trouve en les Krafft, une aspiration commune au danger, à la vie qu’on place à la lisière du précipice, produisant par là même un cinéma qui joue avec le feu, inventant de nouvelles formes obsédantes, aveuglantes, hypnotisantes comme lors de cette séquence où les époux Krafft, eux aussi envoutés, regardent et filment sans broncher, une coulée pyroclastique qui déboule à quelques mètres d’eux.

De cette chronologie des faits – le lieu de décès, la vie, la survie, la mort – qui fait des Krafft des survivants, des miraculés, le film vire encore davantage dans l’extrême lorsque le caractère ardent des têtes brûlées se mêle au caractère éruptif des volcans. Les Krafft ne sont plus des acteurs jouant à proximité du feu, ils sont feux, anges tragiques que la terre se refuse à engloutir. Dans ce magma d’images, la place de Herzog interroge. Il se fait surtout chef d’orchestre, donnant moins la couleur d’une émotion à travers la palette colorimétrique poussiéreuse des désastres que par la symphonie des musiques choisies. Grâce aux requiems de Gabriel Fauré, Verdi et Wagner, Herzog s’applique à intensifier la vérité du feu intérieur, à illuminer une vision du sang de la terre. L’impressionnante opération du documentaire est de multiplier les émotions voire de les inverser : ressentir le cœur de la terre qui bat, et lire le visage d’un enfant comme on regarde un paysage. 

Au cœur des volcans est une nouvelle vérité extatique de Werner Herzog, une fête de la forme qui matérialise un réel comme le faisaient les frères Lumière et, réunissant la grande famille du cinéma, arrive à donner à voir des apparitions oniriques, un monde de la nuit, la magie d’un Méliès. Bien des années après la mort des Krafft, le cinéma est un moyen qui permet à Herzog de témoigner d’une amitié artistique. “Cette harmonie et cette complicité leur ont permis de descendre dans les enfers et d’arracher des images des griffes même du diable.” Herzog est allé retirer ces images d’un autre diable, l’oubli. Tout en soulignant l’extrême beauté de ses images venues d’entre les mondes, sans forcément connaître le travail des Krafft, il est toujours bon de se demander l’effet que procurent ces images : c’est une destruction du temps, la force d’une journée entière passée devant la cheminée, à tenter d’y percer les mystères de notre propre existence au sein de ce magma qu’est la vie terrestre. Si Werner Herzog n’est pas forcément croyant, ses films ont toujours quelque chose d’un écho religieux. Lui n’est jamais loin de la lumière, celle du cinéma et de la mort, pas non plus éloigné de cette phrase de la Genèse : “Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière.” C’est là que s’arrête l’histoire des Krafft, leurs cendres enterrées ensemble dans le tombeau familial de Katia, de son nom de jeune fille Conrad. Comme si Au cœur des ténèbres, n’était pas loin…  

4.5

RÉALISATEUR : Werner Herzog
NATIONALITÉ : française
GENRE : documentaire
AVEC : Katia et Maurice Krafft
DURÉE : 1h20
DISTRIBUTEUR : Potemkine Films
SORTIE LE 18 décembre au cinéma