Joker : Folie à deux : anatomie d’un cinéphile

Sorti en 2019, Joker représentait avec Parasite l’une des excellentes surprises cinéphiliques de cette année-là. Dans les films de super-héros de DC Comics produits par la Warner, Joker allait encore plus loin que les films de Christopher Nolan dans une optique de relecture réaliste, se situant dans la droite ligne des films de Martin Scorsese ou de Michael Mann. Surtout connu pour la trilogie de comédies divertissantes, Very Bad Trip, Todd Philips se révélait un peu sur le tard comme un excellent auteur et metteur en scène, en lorgnant du côté de Taxi Driver ou de La Valse des pantins, avec la caution de Robert De Niro, engagé pour interpréter Murray Franklin, l’animateur du talk-show préféré d’Arthur Fleck (Joaquin Phoenix). Contre toute attente, en dépit des détracteurs, le film remarquable de Todd Philips remporta le Lion d’Or à Venise cette année-là, ainsi que nombre de nominations aux Oscars, dont celle transformée du meilleur acteur qui récompensa enfin Joaquin Phoenix. Remettre la mise s’avérait dangereux ; c’est pourtant le choix de Todd Philips. Mais comment poursuivre dans la voie de Joker, sinon aller encore plus loin dans l’autodestruction du personnage ? Et si le Joker n’était qu’un leurre? Et si Arthur Fleck n’était qu’un fantoche, inventant le personnage du Joker, tout en étant incapable de l’assumer réellement?

En 1983, deux ans après ses crimes sous les traits de Joker, Arthur Fleck est désormais interné à l’hôpital psychiatrique Arkham de Gotham City, déchiré entre ses deux identités, en attendant son procès. Lee Quinzel, également présente dans l’établissement, se découvre une fascination pour lui. Les deux se rapprochent alors dans leur folie commune au travers de la musique tandis que les partisans de Fleck lancent un mouvement pour le faire libérer.

Quand il cligne de l’oeil, Fleck revoit sa vie en mode flamboyant et enchanté et finit par confondre le réel et le rêve,

Joker était un drame psychologique poignant, où l’on s’enfonçait très profondément dans les méandres de l’esprit d’un schizophrène maniaco-dépressif. L’on se souvient encore aujourd’hui de la bande originale remarquablement dissonante de Hildur Guðnadóttir qui faisait résonner en nous les cordes désaccordées de la psyché d’Arthur Fleck. L’on découvrait aussi dans ce premier volet son destin atroce d’enfant maltraité, ainsi que ses fantasmes de célébrité à travers ses spectacles d’artiste raté de stand-up. Le monde est une prison, pensent certains ; l’esprit peut également en être une.

Comment reprendre cette histoire, s’est sans doute demandé Todd Philips. Il choisit deux options qui semblent en fait assez contradictoires, en espérant qu’elles se complèteront : revenir sur le passé, en montrant le procès d’Arthur Fleck ; ouvrir sur une autre dimension, en montrant le fantasme d’une vie en comédie musicale. Réunir les deux, c’est réunir le passé et l’avenir, le réel et le rêve, l’image et l’imaginaire. Si la partie séjour en prison + procès du Joker n’apporte rien hormis un retour en arrière redondant, pour tous ceux qui ont déjà vu le premier volet, la partie fantasme et imaginaire ouvre une toute autre perspective, celle d’une vision a priori optimiste de la vie d’Arthur Fleck, illuminée par la musique et l’amour d’une certaine Lee Quinzel (Lady Gaga), future Harley Quinn. Et si la vie d’Arthur Fleck était en fait la représentation d’un cinéphile?

Un cinéphile qui verrait plusieurs films par jour et dont la représentation du réel serait quelque peu altérée par ces visionnages multiples, au point de ne plus savoir ce qui est réel et imaginaire. Joker le cinéphile rejoue et transforme sa vie morne et sans intérêt en comédie musicale chatoyante et bariolée. Dans cette version modifiée de la vie, Phoenix fait renaître Fleck de ses cendres et Lady Gaga lui apporte un soutien inestimable en tant que chanteuse pop d’exception. Quand il cligne de l’oeil, Fleck revoit sa vie en mode flamboyant et enchanté et finit par confondre le réel et le rêve, tout comme le cinéphile qui, au bout de cinq ou six projections par jour, ne sait plus distinguer le cinéma de la vie.

Si dans la partie du procès, Philips, narrativement, fait du surplace, il accomplit pourtant de jolies prouesses visuelles, en accordant le monde aux désirs de Fleck, via sa mise en scène spectaculaire, sans être ostentatoire. Le choix du casting confronte un Phoenix recentré sur son interprétation face à une Lady Gaga qui n’a pas besoin de maquillage pour se révéler charismatique. Or, dans ces quelques reprises, Close to you des Carpenters, If you go away, la version anglaise de Ne me quitte pas de Jacques Brel, interprétée jadis par Scott Walker ou David Bowie, That’s entertainment, la chanson-leitmotiv de Tous en scène de Vincente Minnelli, etc. ce film orienté vers deux directions contradictoires prend enfin tout son sens, celle d’une revanche sur la vie par la musique et le cinéma.

Avec le Joker par Joaquin Phoenix, nous nous trouvons bien loin du joyeux provocateur (Jack Nicholson) ou de l’anarchiste nihiliste (Heath Ledger), Arthur Fleck est plutôt un minable raté qui se laisse envahir par ses visions, en étant devenu un symbole pour ses admirateurs mais qui se révèle incapable en fait de la moindre action notable, ni a fortiori révolutionnaire. En raison de ce qui arrive à la fin de ce long métrage, on peut même se demander si le Joker était véritablement le meilleur antagoniste de Batman, ou si c’était une simple uchronie de légende, et si Arthur Fleck était surtout en fin de compte le véritable Joker ou seulement un modeste annonciateur, un peu comme Jean-Baptiste venant prévenir de l’arrivée imminente de Jésus, le terme de Joker étant un symbole passe-partout que d’autres, plus doués que Fleck, s’approprieraient à l’avenir.

Quoi qu’il en soit, Joker : folie à deux est en fait un film clivé mais contrairement à la plupart de ce type de films (Blissfully yours, Mulholland Drive, Tabou, etc,) , dans un sens vertical et interne et non horizontal, linéaire et chronologique. Le réel et l’imaginaire se partagent en même temps le cerveau d’Arthur Fleck, tout comme le long métrage se répartit plus ou moins équitablement entre les deux membres du tandem Fleck/Quinzel. En voyant ce que devient Arthur Fleck dans le film, on ne peut s’empêcher d’évoquer Lettre à un rêveur de Lucid Beausonge, l’une des grands titres méconnus de la chanson française : « Lettre à un rêveur qui s’ignore, qui jongle avec les faudrait y’a qu’a, mais retourne couché dans son décor, quand le réel reprend ses droits« .

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RÉALISATEUR : Todd Philips 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : thriller psychologique, action, drame, comédie musicale 
AVEC : Joaquin Phoenix, Lady Gaga, Brendan Gleeson, Catherine Keener 
DURÉE : 2h19 
DISTRIBUTEUR : Warner Bros France 
SORTIE LE 2 octobre 2024