Joker : very bad bad bad trip

Lorsque début septembre, Joker a remporté le Lion d’Or à Venise, soit l’une des plus prestigieuses récompenses du cinéma, l’incrédulité s’est mêlée à la stupéfaction. Non seulement un film de super-héros était récompensé pour la première fois au plus haut niveau, mais aussi le Lion d’Or distinguait un metteur en scène, Todd Phillips, qui ne s’était auparavant distingué que par des comédies plutôt régressives (la trilogie des Very Bad TripDate limiteStarsky et Hutch), doublant ainsi sur le fil des auteurs reconnus comme Roman Polanski ou James Gray. War Dogs représentait certes un changement de cap pour Todd Phillips mais rien ne laissait véritablement présager la noirceur et la tristesse de Joker, l’un des films les plus tragiques vus sur grand écran depuis longtemps. 

Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société.

Si le film de Todd Phillips a remporté le Lion d’Or à Venise, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’un film de super-héros, car Joker explore les entrailles de la folie et se révèle être une tragédie à la hauteur de notre époque.

Le film revient en effet à l’essence de DC Comics, bien plus sombre et pessimiste, que les Marvel Comics, en présentant l’histoire des origines de Joker, issue pourtant d’un scénario original de Todd Phillips et Scott Silver. A Gotham City, au début des années 80,  Arthur Fleck, comédien de stand-up raté, souffrant de lésions cérébrales, vit avec sa mère Penny, dans un petit appartement. Sa mère ne cesse de lui dire qu’elle a bien connu Thomas Wayne, industriel et futur candidat au poste de maire de Gotham City, qui pourrait peut-être les aider à les sortir de leur misère. De son côté, Arthur rêve d’être invité à l’émission de Murray Franklin, un comique célèbre qui représente tout ce qu’il aurait voulu être…

« Le pire, lorsqu’on a une maladie mentale, c’est que les gens voudraient qu’on se comporte comme si on ne l’avait pas » écrit Arthur Fleck dans son cahier qui lui sert à noter toutes ses idées de sketchs. Avec Joker, ce n’est donc pas une invitation à aller voir un film drôle, divertissant et sans conséquence, mais bien plutôt une invitation à rejoindre le royaume de la folie. Si le film de Todd Phillips a remporté le Lion d’Or à Venise, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’un film de super-héros, puisque tout d’abord le personnage de Joker appartient à la catégorie des super-méchants, mais aussi parce que le film explore les entrailles de la folie et se révèle être une tragédie à la hauteur de notre époque. Peu ou pas d’effets spéciaux, un contexte hyperréaliste à l’extrême, Gotham City étant exposée comme un dépotoir à ciel ouvert.

Si on compare les interprétations marquantes du Joker, en omettant celle anecdotique de Jared Leto dans Suicide Squad : Jack Nicholson le jouait pitre provocateur, ridicule et impuissant dans le Batman séminal de Tim Burton ; dans The Dark Knight de Christopher Nolan, Heath Ledger avait choisi tout simplement d’en faire le Diable, mystérieux et menaçant, arborant des cicatrices dont personne ne connaît l’origine, lui-même en donnant à chaque fois une version différente. Joaquin Phoenix, immense, dans ce qui est peut-être son plus grand rôle parmi une pléthore d’interprétations déjà stupéfiantes, parvient à réussir à synthétiser les apports successifs de ses prédécesseurs en étant le seul à mettre l’accent sur la dimension humaine, pathétique et douloureusement imparfaite du personnage. De Nicholson, on se souvient surtout de son sourire figé et de son agitation carnavalesque ; de Ledger, de ses cicatrices au coin de ses lèvres et de son regard dément ; de Phoenix, on se souviendra à jamais de son rire dément, tragique, déconnecté de la pure notion de joie, comme un ressort cassé qui ne cesse de rebondir, et de son regard d’enfant blessé. A elle seule, l’interprétation de Joaquin Phoenix est un chef-d’oeuvre qui fera date. On voit d’ailleurs mal comment l’Oscar du meilleur acteur pourrait lui échapper l’année prochaine et ne pas lui permettre de couronner la carrière du meilleur acteur de sa génération (pardon Leonardo DiCaprio). Ce rire pitoyable et désaccordé ne cessera de résonner dans votre tête, bien longtemps après votre départ de la salle de cinéma, vous hantant à tout jamais. 

Mais le film de Todd Phillips est au moins aussi complexe que l’interprétation à plusieurs niveaux de Joaquin Phoenix. S’appuyant sur un scénario redoutablement bien agencé, avec ses deux twists stupéfiants de dernière partie, le film est un mille-feuilles de références qui expliquent la mutation de Todd Phillips en cinéaste dramatique. On y trouve ainsi pèle-mêle des clins d’œil à Brian De Palma (Blow out inscrit au programme d’un cinéma, ce qui permet de dater l’époque du film, une course-poursuite dans le métro évoquant celle de L’Impasse), au Sixième Sens de M. Night Shyamalan, à Drive de Nicolas Winding Refn pour les amours de voisinage, à Amour de Michael Haneke (!) mais surtout à Martin Scorsese, le film étant quasiment construit en miroir de deux chefs-d’oeuvre de l’Italo-Américain.

Car si Joker ne ressemble pas du tout à un film de super-héros, il partage beaucoup de similitudes avec le cinéma américain des années 70, venant du Nouvel Hollywood. Ainsi, Todd Phillips n’hésite pas à reprendre des plans emblématiques ou des situations marquantes de Taxi Driver et de La Valse des pantins, la présence de Robert de Niro dans le rôle de Murray Franklin étant également très symbolique. Certains pourront lui reprocher ces emprunts, en observant que Philips n’a rien inventé, stylistiquement parlant, mais il faut reconnaître qu’ils sont parfaitement intégrés à l’intrigue du film. Arthur Fleck est bien à la fois un solitaire abandonné par le monde, autodestructeur et psychotique comme le Travis Bickle de Taxi Driver ; il est tout autant un comédien raté qui rêve de percer et de devenir célèbre, pour satisfaire son besoin dévorant de reconnaissance, comme Rupert Pupkin dans La Valse des Pantins. Todd Philips oscille donc entre ces deux inspirations pour créer l’atmosphère environnant le personnage, une ambiance glauque, lourde et pesante, au point qu’une certaine lourdeur stylistique vient dans le dernier tiers du film, après la révélation de l’ultime trauma, contaminer quelque peu l’œuvre, sans que cela ne gâche trop le plaisir du spectateur. 

Enfin, tout comme Parasite, récompensé par la Palme d’or cette année, Joker est à notre grande surprise un film quasiment militant, un brûlot anarcho-punk résolument anti-riches, inspiré par Occupy Wall Street, où des quidams arborant des masques de clown, quasiment des Gilets jaunes, viennent protester contre la fracture sociale entre riches et pauvres. Même si le sens de cette révolte débouchant sur une révolution possible est brossé à grands traits et apparaît quelque peu caricatural et dénué de nuances, et que le personnage principal ne possède pas de desseins politiques, la volonté du film et de son auteur de se trouver du côté des petits, des démunis, des sans-grade, ne fait absolument aucun doute. De cette lutte des classes, Joker en devient ainsi une sorte de symbole à la fois réjouissant et tragique. 

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RÉALISATEUR :  Todd Philips
NATIONALITÉ : Américaine
AVEC : Robert de Niro - Joaquin Phoenix - Zazie Beetz - Brett Cullen
GENRE : Action - Thriller - Drame - Comic
DURÉE : 2h02 
DISTRIBUTEUR : Warner Bros 
SORTIE LE 9 octobre 2019