Alors que le conflit entre la Russie et l’Ukraine rythme nos JT et nos quotidiens depuis plusieurs mois, The Earth is Blue as an Orange nous rappelle que cette situation tragique gangrène la vie des populations concernées depuis bien plus longtemps qu’on pourrait le penser. Anna et ses enfants vivent dans la région ukrainienne du Donbass, où la guerre fait rage depuis 2014. Au milieu de ce chaos constant, chaque membre de la famille nourrit un lien fort avec le cinéma, allant même jusqu’à transformer leur maison en lieu de tournage pour un film qu’ils ont créé de toutes pièces.
C’est un drôle de titre que la réalisatrice a choisi pour son documentaire. Emprunté à Paul Eluard, la phrase trône en tant que premiers vers de son poème La terre est bleue, de son recueil L’Amour la poésie. On pourrait croire à un simple usage affectif, voire superficiel, mais là encore le choix trouve tout son sens.
La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.
Le poème de Paul Eluard cristallise en effet des thèmes qui trouvent un écho particulier dans le documentaire d’Irina Tsilyk. Le premier c’est celui d’une terre aimée. Tout au long de son film, la réalisatrice ne cesse de capturer de sa caméra les débris de ce village abîmé, détruit de jour en jour par la guerre et ses acteurs. Plus qu’un simple attachement profond, le village représente pour Anna à la fois une contrainte et un devoir. Impossible pour elle de le quitter pour offrir une vie meilleure à ses enfants puisque cela reviendrait à y laisser ses parents seuls. De plus, Anna se sent porteuse d’une responsabilité, celle de « tout reconstruire » quand le conflit sera terminé. Vient ensuite l’idée de l’omniprésence de la femme. Dans cette petite famille, les hommes (qui ne sont pas des vieillards ou des jeunes garçons) ne sont plus. Partis à la guerre ou déjà tués lors de celle-ci, Anna se retrouve seule pour élever ses quatre enfants. Avec ses deux plus grandes filles, se crée une sororité qui semble inébranlable, construite dans leur amour pour le cinéma et leur lien familial. Car, avant toute chose, le long-métrage est une histoire d’amour, celui qu’entretient cette famille avec le septième art. Il se veut comme une ode non pas au cinéma en lui-même, bien que son importance pour la famille nous est souvent montrée, mais à la conception de celui-ci. Convoquant à la fois nos mains, notre tête et notre cœur, faire du cinéma n’est jamais chose aisée. Peu importe, Anna et ses enfants pratiquent de bric et de broc, transformant leur maison en plateau de tournage et leur famille en casting amateur.
The Earth is Blue as an Orange ramène le cinéma à sa fonction cathartique
The Earth is Blue as an Orange ramène donc le cinéma à sa fonction cathartique. Là où beaucoup penseraient à utiliser le cinéma pour s’enfuir d’une réalité trop pesante, trop anxiogène, cette petite famille fait le contraire. Les quelques images que l’on voit de leur film (celui qu’elle tourne) nous laisse davantage voir une confrontation terre à terre des conséquences de la guerre sur les populations civiles plutôt qu’une escapade illusoire visant à s’échapper du monde. Les réalisatrices abordent donc une autre manière de faire le cinéma, qui consiste à filmer la réalité plutôt que la réinventer. Propre à chacun de préférer l’une à l’autre, mais forcé de constater qu’ici, l’ambition est tout à fait à propos. Ce sont les visages des habitants, les premiers à visionner le film terminé, qui confirment toute l’intelligence de l’ambition des trois réalisatrices : des visages émus arborant des yeux remplis de larmes. Ce sont les images de ces individus, touchés de voir leur souffrance reconnue à l’écran, qui concluront ce très beau documentaire.
Depuis l’arrivée de la Covid-19 dans nos vies et les fermetures multiples de nos lieux de culture, l’essentialité de celle-ci eut été maintes et maintes fois remises en question. Ici, Irina Tsilyk apporte une conclusion définitive au débat. Qu’importe si l’art est essentiel ou non, puisqu’il est vital.
RÉALISATEUR : Irina Tsilyk NATIONALITÉ : Ukraine GENRE : Documentaire DURÉE : 1h14 DISTRIBUTEUR : Juste Doc SORTIE LE 8 juin 2022