Tapie : la fiction qui achève le mythe

Il y en aura eu des obstacles. Mais malgré l’opposition du clan Tapie et les pétitions de fans outrés de voir leur « Boss » dépeint comme un « arnaqueur » par Netflix, Tristan Séguéla (Un Homme heureux) et Olivier Demangel ont tenu leur cap. Le 13 septembre, la plateforme américaine a diffusé une fiction en sept épisodes, librement inspirée de la vie de Bernard Tapie. De ses débuts dans la chanson à sa spectaculaire chute, le duo de réalisateurs-scénaristes dissèque et réinvente la légende qu’a incarnée le célèbre homme d’affaires. En revisitant les pans méconnus de sa vie, la série achève de brouiller les lignes entre réalité et fiction, entre le personnage et la personne.

L’histoire est connue, dans les grandes lignes. Celle d’un fils d’ouvrier devenu business man et ministre, patron d’Adidas puis de l’OM, avant de tomber dans les filets de la justice. Entre les jalons de la vie de cet homme dont la popularité persiste aujourd’hui encore, la série tisse ses parts d’ombre et son intimité. Dans les fils entrecroisés des humiliations fondatrices, de la difficile fidélité au père et de sa relation avec sa compagne Dominique, on s’aventure au-delà de la fascination pour le self-made man déchu, pour comprendre ce qu’une gouaille franche et tripatouilleuse raconte de la France de la fin du siècle dernier.

Sept épisodes qui rendent compte de l’ambiguïté de ce menteur invétéré et adulé, certes crapuleux mais pourvoyeur d’espoirs

Comme leur héros éponyme, les scénaristes n’ont pas hésité à s’arranger avec les faits. En revendiquant la « fiction librement inspirée », ils rejettent toute prétention documentaire pour s’intéresser au concept-même de Tapie. À quoi ressemble la vie d’un homme qui vient de nulle part et qui rêve de gloire ? Quels sont les tiraillements, les compromis et les compromissions qui constituent son parcours ? À combien de coups durs et de bâtons dans les roues peut-on résister ? Comment mentir effrontément sans renier ses origines et ses valeurs ? Car Tapie évoque bien plus qu’un transfuge de classe ou une success story française, il incarne la transgression des règles qui régissent un système bien huilé.

La grande force de la série est de ne pas le juger – les tribunaux s’en sont déjà chargé. Les sept épisodes rendent compte de l’ambiguïté de ce menteur invétéré et adulé, certes crapuleux mais pourvoyeur d’espoirs, que Laurent Laffitte joue merveilleusement. Même assurance à toute épreuve, même éloquence provocante, même sourire carnassier dévoilant une rangée de dents blanches qui raient le parquet. Joséphine Japy lui donne une réplique impeccable en épouse dévouée et éminence grise. La réécriture de son rôle dans les affaires de son mari n’est pas anodine. En la décrivant comme une femme à poigne dans un univers essentiellement masculin, Séguéla et Demangel ne tordent pas gratuitement le cou à la réalité historique ; ils écrivent une fiction destinée à des spectateurs de 2023. Qu’on ne se méprenne pas : si le choix de Netflix s’est porté sur ce projet, c’est qu’il fait écho à quelque chose de la France d’aujourd’hui, rongée par le populisme et une profonde inégalité des chances.

Le tout est savamment découpé et exécuté : une succession de tableaux ponctués par un générique fleurant bon les années 80 et des dialogues remarquablement bien écrits. Centré sur un face-à-face nocturne avec le procureur de Valenciennes (David Talbot), le dernier épisode est particulièrement ciselé. Tout se joue dans cet échange-fleuve, d’abord courtois puis acéré : l’ultime échec des magouilles, des pots-de-vin et des tapes dans le dos ; la mise à mort d’un symbole, d’un rêve pour des milliers de jeunes ; le retour à « l’ordre normal des choses ». Alors que la posture du magistrat est objectivement juste, on se surprend à ressentir de l’empathie pour celui qui se prend les pieds dans le tapis…

Outre ses qualités esthétiques et littéraires, la série se démarque donc par les questionnements éthiques qu’elle suscite. Que faire de notre sympathie pour un salaud, de notre admiration pour un lâche ? Des réflexions d’utilité publique dans une époque taraudée par la séparation nette et précise entre le Bien et le Mal.

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RÉALISATEUR : Tristan Séguéla et Olivier Demangel
NATIONALITÉ :  française
GENRE : drame, biographique
AVEC : Laurent Lafitte, Joséphine Japy, Patrick d'Assumçao, Camille Chamoux
DURÉE : 7 x 52 minutes
DISTRIBUTEUR : Netflix
SORTIE LE 13 septembre 2023