Stars at noon, qui a eu le Grand prix ex-aequo à Cannes (avec Close de Lukas Dhont, similitude des thématiques) en mai dernier, est un film tourné à partir de décembre 2021, voyant sa sortie en salles un an plus tard, le tout pendant et après les représailles liées à l’épidémie de coronavirus, vécue par le monde entier durant deux années pleines au moins, masques en témoignent, liquide et contrôle au pass tout au long du récit. Le film, qui évoque les conflits qui opposent deux pays nationalistes en rivalité, le Nicaragua et le Costa Rica, sera finalement tourné au Panama – car les élections et la réélection du président Daniel Ortega dissuadent la cinéaste de tourner sur place – vit alors un paradoxe connu des films primés à Cannes puisque la critique hésite entre le descendre et pourquoi pas continuer de l’honorer. Il est assez étonnant d’ailleurs que la critique, qui s’agenouille devant le dernier film à « sensations » d’Albert Serra (Pacifiction) ou celui d’atmosphère et de temps de Tsai Ming- Liang (Days), deux œuvres qui travaillent davantage l’image, le son, leurs matières ou leurs textures que le récit, ne soit pas sensible au travail de Claire Denis, dont la dernière œuvre, très recommandable, consiste en une double métaphore humaine : celle d’un double confinement forcé et ses libertés empêchées – toutes les causes et les conséquences qui y sont liées –, à savoir celui récent, lié à l’épidémie de coronavirus qui a annihilé les esprits et les corps, et celui plus ancien mais qui commence à vraiment émerger d’une certaine domination (masculine) au cinéma et du comment on s’en sort, dignement et librement. Ainsi, Stars at noon, qui semble faire des clins d’œil à de nombreux films réputés – chez Kubrick, on pense à Eyes wide shut à travers quelques scènes où Margaret Qualley évoque Nicole Kidman, ou même à Terence Malick et ses films de couples possédés – se construit sur ce qui est perçu comme un défaut quand il y a un détachement vis-à-vis de tout schéma narratif attendu, et sur cette qualité du décalage – dès le titre, dont les termes empruntent à une chanson de la bande originale concoctée par les amis musiciens fidèles de Claire Denis, les Tindersticks – qui peut laisser le spectateur sur le bord de la route, qualité pourtant de la libre œuvre, qui ne sert pas la soupe, y compris dans les scènes érotiques que d’aucuns auront accusée de plagier une mauvaise Emmanuelle. Le film propose tout simplement un état de l’art, du monde et de la vie, entre deux êtres, une femme, un homme, faits d’amour, de solidarité, tendresse, libido qui peuvent autant réunir que désaccorder lorsqu’elles sont passionnées… Le Président Macron n’avait-t-il pas dit « Nous sommes en guerre » un certain midi du 17 mars 2020, faisant s’éteindre au même moment les espoirs et la lumière de millions de gens, et surtout mélangeant tout avec rien, et rien avec tout ? Confinement de l’esprit en prise au mal mondialisé, et concentré, ici, à Managa…
Once upon a time in Managa, Trish vers Daniel ira. Entre eux, une liaison naîtra. Par eux le confinement s’arrêtera…
Stars at noon donc puisque Claire Denis choisit une nouvelle fois l’anglais – adaptation d’un roman au titre éponyme du romancier Denis Johnson, décédé en 2017 – est, en apparence, la banale histoire d’une rencontre, dans un drôle d’endroit, entre Trish – la Margaret Qualley de Once upon a time in Hollywood de Tarantino et fille d’Andie Mc Dowell –, une dite jeune journaliste – son dit employeur, interprété par John C. Reilly qu’elle aura en visio lui demandera d’oublier son numéro –, venue se perdre au Nicaragua – le récit romanesque se passe quant à lui en pleine révolution sandiniste en 1984 –, ayant vu son passeport subtilisé, sans doute à cause d’un article dénonçant les pratiques antiécologiques et non éthiques du pays, ayant vu son téléphone cassé par un militaire du nom, auquel il tient, de Subtenente Verga (Nick Romano), se retrouvant sans argent ni la possibilité de rentrer aux États-Unis d’où elle vient, vivant dans un petit hôtel hors du centre, en panne de shampoing quand ce n’est pas le papier toilettes qu’elle vole dans l’hôtel luxueux dans lequel elle se rend pour boire son rhum… et rencontrer Daniel (le blond timide mais solaire britannique Joe Alwyn), employé d’une grande firme, ses cartes bleues en poche, et sans doute des mensonges et de la corruption à la clé… Au bar de l’hôtel, c’est une histoire de cul commerciale qui les lie avant que la relation sexuelle ne devienne une histoire d’amour et de mort, entre les amants – de midi – pas des Amants de la nuit (Nicholas Ray), on pense à Clyde et Bonnie (Arthur Penn). Autour d’eux, d’elle et de lui, des hommes en nombre : le vice-président du pays, avec qui Trish est amie, mais qui se désolidarisera d’elle une fois que sera connue sa relation avec Daniel, l’homme de la CIA (interprété par Benny Safdie) qui veut la soudoyer à dénoncer son compagnon recherché, l’horrible policier costaricain, les serveurs au bar, les taxis en ville, les commerçants du marché oriental… Monde d’hommes pour des histoires professionnelles, politiques, illicites, mafieuses, qui concernent généralement des États, des entreprises… et des hommes, son cher Daniel n’y échappera pas…
À travers ces nouveaux Clyde et Bonnie, Claire Denis nous livre un film d’ambiance, d’atmosphère et de sensations après deux années à les réprimer, virus oblige…
Le récit du film s’ouvre dans un plan sur deux installations en forme d’arbre : l’un immense, coloré rouge et constellé d’ampoules, vertical et triomphant, l’autre, horizontal, brûlé et détruit. Ce symbole sera celui de tout le récit puisque le film nous fait traverser ville et nature, et leurs dangers respectifs – ce ne sont pas les mêmes mais partout leur ombre rôde –, avec toujours la présence de militaires, policiers, surveillants, pauvres gens, passe-droits et avoir du courage pour affronter tous ceux-là : Trish pleure, boit, baise, chante et crie, mais elle a du courage. Elle qui est prise entre son désir de liberté, d’écrire, d’aimer, de rester ou de partir, et qui finit par clamer dans la rue devant des files de gens qui attendent leur tour – accéder à Internet, se faire vacciner, pouvoir téléphoner : « Sin Esperanza » dans ce pays non accueillant, parce qu’au fond, elle y est bel et bien enfermée, confinée, sans argent, sans papier, sous contrainte et limitée, comme en témoigne sa phrase répétée « I’m caught », dont Claire Denis exprime que dans la traduction, entre « être pris » et « être épris », il n’y a qu’une lettre de différence… [on pense aussi à la répétition « Mad of me » qu’elle s’acharnera à répéter à Daniel, abattu, esseulé dès qu’elle disparaît… Les images du film n’hésitent pas d’ailleurs à multiplier les nombreux plans sur des grilles : avec le Subtenente, au moment de l’arrestation de Daniel, entre des fenêtres qui protègent ou des portes qui laissent s’échapper, des portes par lesquelles il ne faut pas passer (au Netphone). Denis filme les barreaux au titre de l’emprisonnement physique et mental qui va devenir celui des amoureux, et, par-là, fait se croiser l’histoire politique, professionnelle avec l’histoire intime, amoureuse. Ces notions, de liberté et d’emprisonnement, résonnent avec celles d’obscurité et de lumière, qui s’avèrent dans les nuits sexuelles, les non-dits et les silences d’un côté, et la légèreté des tenues de Trish, la blancheur du costume de l’Anglais, la verdeur des paysages d’Amérique du Sud. Sauf que rien n’est si binaire ni simple, ni révélateur, parce que la cinéaste décale le propos – cf. des dialogues vifs, curieux quand ils ne sont pas absurdes, poétiques comme la rencontre entre deux extra-terrestres –, car son intérêt se porte davantage sur la matière d’images. Parcourir les lieux, en allers-retours obsessionnels – comme l’obsession amoureuse –, traverser la ville en prenant le risque d’un taxi malhonnête ou mieux, d’un taxi solidaire à le faire assassiner par la police elle-même – cf. l’image du téléphone dans la bouche du pauvre conducteur, aussi cocasse que tragique –, vivre dans le danger permanent, et que l’art cinématographique – plan, angle, musique – en soit le transmetteur, c’est là que se joue la carte de Claire Denis. Ainsi, vit-on d’abord aux côtés de Trish, l’impossibilité du mouvement, la difficulté à se faire entendre quand ce n’est pas comprendre – cf. l’alternance entre l’anglais et l’espagnol –, la difficulté d’être sans aucune menace de mort ou d’emprisonnement ; avant que cela soit aux côtés du couple, et par lui de Daniel, finalement arrêté pour ses malversations…
À l’impossibilité du mouvement, nul n’est tenu : en témoigne le nouveau virage de Claire Denis qui nous emporte vers des étoiles du midi !
Stars at noon donc, derrière un récit d’apparence banal, est le reflet lumineux de bonnes et mauvaises rencontres, du besoin d’être aimé, et de l’indispensable nécessité de liberté, au moment d’un virus, qu’il soit médical ou amoureux, qu’il soit collectif ou singulier : voilà pourquoi, par exemple, les scènes érotiques, y compris lorsque les actes sont payants, sont loin d’être pornographiques et caressent la tendresse, la passion des corps et des peaux de Claire Denis portant ses images à les illuminer, les faire fusionner : de nombreux plans du film l’expriment, qu’ils se passent dans le lit douillet d’un hôtel, dans le lit miteux d’un autre ou à l’arrière d’une voiture. Car ce qui est montré reste le siège des enfermements et de comment on tente d’en sortir, dépendante que Trish est à sa chambre de faible loyer, que Daniel est à sa chambre aux produits cosmétiques bio mais payée par son entreprise ; dépendants que sont les différents protagonistes de leur voiture, taxi, police ou 4/4 quand ce ne sont pas de jeunes Nicaraguayens capables de faire passer les touristes du côté du Costa Rica dans une embarcation de fortune. Dépendance mais hommage aussi, à des pairs, à des actrices – on pense parfois à Isabelle Adjani dans L’Été meurtrier –, aux genres, le film étant pris entre le thriller et le film d’ambiance, un rythme lent et propre à l’ivresse impliquée par les lieux, pour fuir leur danger, se désaltérer, oublier ses malheurs, se désinhiber, Trish – Daniel aussi – buvant tout le temps leur alcool respectif. C’est aussi un hommage à l’actrice, à la femme, à la fille, capable d’agressivité, d’hystérie comme d’amour et de courage, de se meurtrir comme de rayonner, vis-à-vis d’hommes – pâles face à elle –, bien que non libre car encore dépendante d’une domination masculine montrée comme trop prégnante – de la fiction au réel – mais dont on voit, encore et toujours, comment elle peut être apaisée par l’assouvissement des corps, le tout sans mettre à mal la figure féminine. On a eu des Garçons sauvages (chez Bertrand Mandico) confinés sur une île, De Roller confiné dans ses fonctions à Tahiti (Albert Serra), Kang dans sa maladie à Bangkok (chez Tsai Ming-Liang), voici venue l’ère d’une Trish Bond girl, qui finira par vaincre, la violence, la chaleur, la moiteur et les mauvaises rencontres, passeport en main, un passeport pour la vie. Il ne suffit pas de croire à une histoire de cinéma pour y adhérer, ne pas y croire est encore plus magique, comme avec les étoiles, et dans la carte de Claire Denis, ce n’est pas la nuit que cela se passe, mais au milieu de la journée, comme un midi libre que la cinéaste promet… même s’il est esseulé, comme dans cette scène centrale de danse des amoureux, dans un bar de nuit vide, mais où danser, et faire danser les images, continuera toujours d’envoûter…
RÉALISATEUR : Claire Denis NATIONALITÉ : France GENRE : Thriller moite AVEC : Margaret Qualley, Joe Alwyn, Nick Romano, Danny Ramirez, Bennie Salfie, John C. Reilly, Stephan Proano, Monica Bartholomew, Carlos Bennett, Sebastian Donoso, Hector Moreno, Robin Duran, Jose Leonel Hernandez DURÉE : 2h17 DISTRIBUTEUR : Ad vitam SORTIE LE 14 juin 2023