Un premier long-métrage est toujours scruté avec une certaine sollicitude. Comme le disait Jean-Louis Trintignant au micro de France Culture en 1966, “il n’y a rien de plus intéressant qu’un metteur en scène qui fait son premier film.” Au-delà de l’intérêt porté à ces premiers essais, l’attente est accrue lorsque le passage derrière la caméra est opéré par un acteur. Quelques décennies plus tard, remplacez metteur en scène par sa version féminine et vous obtenez au Festival de Cannes, en 2024, Le Procès du chien de Laetitia Dosch, Niki réalisé par Céline Salette et September & July mis en scène par Ariane Labed qui adapte le roman Sisters de Daisy Johnson.
September et July sont des sœurs inséparables, bien que très différentes. September, l’aînée, a quelques élans autoritaires et provoque régulièrement July avec d’étranges jeux et défis, parfois dangereux. July lui obéit au doigt et à l’œil jusqu’à ce que September soit suspendue de leur école. July affirme son indépendance. Peu à peu, la tension monte entre les deux.
Ce premier long-métrage cultive un rire baroque et de nombreuses bizarreries qui fonctionnent toujours en tant que telles, rendant crédibles des situations outrageuses où le mal-être d’une adolescente devient le laboratoire d’une infinie vulnérabilité.
À la maison, September (Pascale Kann) et July (Mia Tharia) se retrouvent toujours dans la même pièce, l’une collée à l’autre. Régulièrement, September met au défi sa sœur cadette en employant une formule qu’il suffit de compléter “September a dit…” à laquelle July doit obéir sinon elle “perd une vie” comme dans les jeux vidéos. Un exemple : “September a dit : mange ce pot de mayonnaise.” July s’exécute, avalant à grande cuillère la sauce froide. Un autre exemple illustrant sa fourberie : dans une parfumerie, September dissimule un flacon de parfum dans la poche de sa sœur et s’en va en courant, l’invitant à voler avec elle. Enfin, September surnomme sa frangine “July bébête”.
À l’extérieur, ce n’est pas mieux. Cet extérieur, c’est un autre intérieur, le lycée et pour relier leur maison à l’établissement scolaire, September et July utilisent leur vélo et traversent un pont, symbole mythologique d’un au-delà, un ailleurs qui a les relents de l’Enfer. En effet, tous les doigts de leurs mains réunis ne suffiraient pas à calculer le nombre de situations de harcèlement qu’elles subissent, principalement July, comme les moqueries liées à sa pilosité à la piscine, les surnoms gratinés qu’on lui lance à tout bout de champ : “la folle”, “la tarée”. Aux yeux de la société, les frangines sont des freaks. Dans un mouvement différent de celui du domicile, c’est September qui la défend, bec et ongles, à la hauteur de la férocité qui s’abat sur sa sœur jusqu’à couper aux ciseaux la queue-de-cheval d’une élève en fauteuil roulant. La morale ne fait pas forcément bon ménage avec l’art. C’est un des grands intérêts de ce premier long-métrage d’Ariane Labed que de traiter de grands sujets dramatiques avec toute la violence qui les compose, sans occulter un humour pince-sans-rire.
Pour cet acte, September est renvoyée deux jours de l’établissement, ce qui a le don de mettre en rogne sa mère (Rakhee Thakrar). “Où as-tu appris à être comme ça ?” demande-t-elle à sa fille. “Je dois tenir de mon père.” Ce père, il est absent, et paraît-il qu’il ressemble à September selon les dires d’une collaboratrice de sa mère. Un père qui n’a laissé qu’un surnom pour ses deux filles : “père-embrouille-fouteur-de-merde.” La rancune est là, la mère – et ça se comprend – semble parfois un peu dépassée entre son travail, ses deux filles cavalières, ce quotidien fait de quelques bizarreries, de placards ouverts, de costumes revêtus, de bazar raccommodé en canapé-cabane. Au lycée, le champ est libre pour July qui s’enamoure d’un beau gosse qui lui témoigne d’un intérêt réciproque. July s’enferme dans les toilettes, fait tomber la culotte afin de lui envoyer des selfies. La tendresse affichée du jeune garçon par message n’était qu’une cruauté au repos. La photo fait le tour du lycée. Il n’en fallait pas moins pour que September revienne en furie pour contre-attaquer.
À la suite de cette attaque, à peine montrée, si ce n’est un couteau tiré de la poche de September, le film connaît une seconde partie dont l’environnement diffère largement de la première. Comme dans Mommy, le format s’étend, l’urbanité laisse place à la ruralité, un bord de mer, le bruit des oiseaux, du vent dans les roseaux. Toutes les trois emménagent à Settle House, dans la maison de la grand-mère. La mère montre des signes de dépression, et par sa colère, on ressent la gravité de l’événement qui s’est produit. Ainsi, September et July se retrouvent plus autonomes, laissant place à leurs déboires plus profonds. “Seuls les gens ennuyeux s’ennuient.” Avec elles, jamais. September est toujours là pour pousser July dans ses retranchements, dans les défis dangereux et irrévérencieux qu’elle lui lance. Leur complicité sororale s’avère d’une grande complexité. Sans psychologiser quoi que ce soit mais en nous donnant à voir des portraits très vivants, le film nous offre les clés de la personnalité des unes et des autres. De la mère également – dans une des séquences les plus drôles – lorsqu’elle se retrouve à faire l’amour avec un homme rencontré au pub et que sa voix off nous donne à sentir ce qui se passe au fond de sa tête. Si cet écart sur la mère ne s’explique pas instantanément, il permet essentiellement de remonter à l’origine du drame.
Quand une actrice prend les rênes de la réalisation, on peut naturellement se demander à quel point ses précédents rôles ont pu l’influencer. Shining de Stanley Kubrick est explicitement cité en introduction avec September et July qui rejouent, pour l’appareil de leur mère artiste, les jumelles Grady. Les fantômes sont là, dès le début. L’étrangeté du cinéma de Yorgos Lanthimos, qui est son mari et pour lequel elle a joué à deux reprises (Alps et The Lobster), est présente. Ne pas le souligner serait un manquement. Pour autant, on ne tombera pas dans le jeu de qualifier Ariane Labed comme étant la femme de monsieur le réalisateur. September & July est suffisamment consistant pour qu’il atteste du talent de sa réalisatrice. D’ailleurs, on peut le présumer de son expérience d’actrice, les choix de casting ainsi que la direction des actrices sont formidables. La diction distanciée s’ajoute au rire baroque ainsi qu’aux bizarreries qui fonctionnent toujours en tant que telles, rendant crédibles des situations outrageuses de domination où le mal-être d’une adolescente devient le laboratoire d’une infinie vulnérabilité. Si le twist final rend boiteuse la narration, il permet d’expliciter les deux intérieurs (intériorités) de la première partie, les deux mouvements liés de protection-agression. Au coin du feu sur la plage, en regardant sa sœur se mettre à l’écart, July exprime qu’elle “est celle que j’ai toujours voulu être.” Protéger, c’est toujours isoler, menacer d’une autre manière. Jusqu’à soi-même.
RÉALISATEUR : Ariane Labed NATIONALITÉ : française GENRE : drame AVEC : Mia Tharia, Rakhee Thakrar, Pascale Kann DURÉE : 1h38 DISTRIBUTEUR : New Story SORTIE LE 19 février 2025