Comme West Side Story pour Steven Spielberg, Scenes from a marriage représente une nouvelle version d’une oeuvre cinquante ou soixante ans plus tard. D’une certaine manière, le film qui a initié ce mouvement ces dernières années est A Star is born de Bradley Cooper qui a revisité les films de Wellman et Cukor. Cette fois-ci, il s’agit de réactiver les Scènes de la vie conjugale, immense chef-d’oeuvre télévisuel et cinématographique d’Ingmar Bergman. Cette oeuvre date des années soixante-dix, époque défricheuse où un certain nombre de grands cinéastes ont participé à des séries, transfuges de l’art ayant marqué l’histoire de la télévision : hormis Bergman, dénombrons Fassbinder (Huit heures ne font pas un jour, Berlin Alexanderplatz), Pialat (La Maison des bois), Rivette (Out 1 qui aurait dû être diffusé à la télévision, même s’il ne l’a pas été), Tous ces cinéastes, Bergman en tête, ont trouvé dans la télévision, bien avant David Lynch, une possibilité d’expression et d’extension narrative, permettant d’amplifier et de développer leurs histoires, afin de prendre davantage le pouls des vies.
Bergman était l’un des premiers à expérimenter cette opportunité et à gagner sur tous les plans. Scènes de la vie conjugale est non seulement un joyau de son oeuvre cinématographique mais aussi une grande réussite, en termes d’audience et de critique, de la série télévisée, du fait de sa version longue en six épisodes. Trente ans plus tard, Bergman, pour clore définitivement son oeuvre, a d’ailleurs repris les personnages iconiques de Johan et Marianne dans son ultime film et dernier chef-d’oeuvre, Sarabande.
En résumé, cette nouvelle version vaut absolument le détour, y compris pour ceux qui ne connaissent pas le chef-d »oeuvre bergmanien, en attendant la prochaine version dans peut-être cinquante ans….
C’est Hagai Levi qui s’était déjà signalé par des séries sous forte influence bergmanienne (filmage de visages, attention à la parole, confrontation de points de vue opposés), En Analyse et The Affair, qui s’est donc attaqué à ce monument audiovisuel. Mais il ne s’est pas contenté de faire du copier-coller. Il l’a réellement adapté à notre époque, tout d’abord dans le premier épisode par de discrètes touches d’actualité, et à partir du deuxième, en effectuant un renversement copernicien des perspectives. Tout d’abord, chaque épisode, sauf le dernier qui finit de cette manière, commence par la préparation des acteurs principaux, alors que les membres de l’équipe de tournage portent des masques, signe que la série a été tournée en période de Covid. Ensuite, Hagai Levi qui signe l’adaptation et la réalisation de la série, a redéfini les personnages. Mira et Jonathan, nouvelle version de Marianne et Johan, sont toujours un couple de la même génération, dans la quarantaine, marié depuis une dizaine d’années, et parents d’une petite fille (au lieu de deux dans la version Bergman). Ils vont donc se disputer et se déchirer autour de leur couple, dans les cinq épisodes de la série, Hagai Levi en ayant supprimé un, « De l’art de balayer la poussière sous le tapis » qui était surtout un épisode de temporisation et de préparation. Mais Levi a surtout opéré deux changements fondamentaux dès le premier épisode. S’inspirant de son appartenance communautaire, il a donné à ses personnages des confessions différentes, Jonathan étant juif et Mira goy, ce qui ne sera sans conséquences sur leur appréhension de la vie. Ensuite, il a surtout redéfini l’équilibre des relations financières dans le couple, Mira travaillant comme vice-présidente d’une entreprise technologique et Jonathan comme professeur de philosophie. La femme devient donc ici celle qui gagne le mieux sa vie, reflet de l’amélioration de la condition féminine, alors que chez Bergman, il y avait une certaine égalité financière entre Johan, maître de conférences dans une université et Marianne, avocate dans le droit de la famille.
Mais Levi a surtout opéré une modification majeure en inversant la situation sentimentale à partir du deuxième épisode : c’est Mira qui prend cette fois-ci un amant et quitte le foyer conjugal, tandis que Jonathan reste au foyer et s’occupe d’Ava, leur petite fille. Chez Bergman, la répartition des rôles s’effectuait de manière plus traditionnelle : Johan, en macho classique, prenait une maîtresse, Paula, laissant estomaquée la pauvre Marianne. A partir de là, toutes les relations et interactions se trouveront inversées : dans les troisième et quatrième épisodes, c’est donc la femme qui tentera de revenir sur sa décision et se montrera réticente à signer les documents de divorce; l’homme ne cédant pas et s’étant le mieux sorti de cette expérience. Cette inversion a un effet inattendu, celui d’inverser les points de vue. Alors que chez Bergman, nous considérions la situation du point de vue de Marianne, compatissant à son sort et heureux de la voir se reconstruire, cette fois-ci, nous nous trouvons du côté de Jonathan, détruit et se reconstruisant, alors que son épouse tentera de rassembler les cendres de leur couple, un peu trop tard. On comprend alors la prescience de Bergman qui s’est toujours trouvé du côté des femmes, ce qui constitue sa modernité ultime, tout comme celle de Fassbinder, Chabrol ou Sirk. On se rend compte aussi qu’il n’est absolument pas possible de faire confiance à une personne qui n’aimerait pas Bergman car celle-ci ne comprendrait rien à la vie et au cinéma.
La conséquence est que paradoxalement, la nouvelle série de Levi se trouve moins féministe que ne l’était celle de Bergman. Certes Jessica Chastain, en briseuse de ménage, s’avère bien plus sympathique que Erland Josephson qui avait d’emblée le mauvais rôle dans le couple. Mais, y compris dans cette représentation morale plus égalitaire du couple, c’est toujours la personne délaissée, Marianne dans la version Bergman, Jonathan dans la version Levi, qui devient le personnage le plus sympathique et fort de l’histoire. Dans Scenes from a marriage, Mira finira seule, sur la touche dans son travail et lâchée par son amant plus jeune qu’elle. Jonathan aura formé un nouveau couple avec une jeune femme de confession juive et donné naissance à un autre enfant, un fils.
Hagai Levi s’en sort avec les honneurs, comme d’ailleurs Spielberg pour West Side Story. Du strict point de vue de la mise en scène, il filme de manière plus large, en plan rapproché alors que Bergman allait jusqu’au gros plan, voire au très gros plan, transformant souvent de manière magistrale sa série en champs et contrechamps de « talking heads ». Ce qui constitue la grande différence artistique entre les deux, c’est surtout la tension permanente que parvient à instiller Bergman dans chaque plan, avec ses recadrages vifs et nerveux, tandis que Levi est bien plus calme et apaisé dans sa mise en scène. On notera surtout une plus grande crudité sexuelle dans deux ou trois scènes qui ne pouvaient s’épanouir à l’époque dans la version bergmanienne. Pourtant Levi ne démérite pas surtout dans les épisodes 3 et 4 qui poussent le conflit jusqu’à une magnifique intensité, en particulier grâce à Jessica Chastain et Oscar Isaac, deux Stradivarius de l’art dramatique, qui valent bien Liv Ullmann et Erland Josephson. En résumé, cette nouvelle version vaut absolument le détour, y compris pour ceux qui ne connaissent pas le chef-d »oeuvre bergmanien, en attendant la prochaine version dans peut-être cinquante ans….
RÉALISATEUR : Hagai Levi NATIONALITÉ : Américaine AVEC : Jessica Chastain, Oscar Isaac GENRE : Drame psychologique DURÉE : 5 épisodes de 50 minutes DISTRIBUTEUR : HBO et OCS Max DISPONIBLE sur OCS Max depuis le 12 septembre 2021