Rencontre avec Jeanne Aslan et Paul Saintillan, réalisateurs de FIFI – première partie : la non-différenciation des milieux sociaux

Ce duo de cinéastes est aux commandes du film Fifi, que vous pouvez découvrir maintenant en salle, une véritable pépite, une bulle de tendresse et de douceur emmenée par une Céleste Brunnquell talentueuse et incontournable. Pour vous donner l’envie de passer la porte de la salle de cinéma et de vous plonger dans les aventures d’une adolescente attachante, ce fructueux échange permet d’en savoir plus sur les thématiques abordées.

Jeanne Aslan et Paul Saintillan, je vous remercie d’avoir accepté notre demande d’interview, concernant la sortie du film Fifi, en salle le 14 juin 2023, avec Céleste Brunnquell, Quentin Dolmaire, Chloé Mons, Megan Northam. Il faut découvrir ce film pour plusieurs raisons. Il véhicule un aspect social important, avec un message prônant la non-différenciation des classes sociales, aussi parce que vous décrivez une jeune fille dans un microcosme populaire qui cherche à s’aventurer dans un autre milieu. À travers le personnage de Fifi, se dresse un portrait d’adolescente, très fort, touchant. C’est aussi l’histoire d’une rencontre qui mêle magie et réalisme social. Vous avez commencé vos carrières respectives avec des courts-métrages. Comment vous est venue l’idée de former ce duo pour ce film ? 

P.S : C’est venu un peu spontanément en vérité. C’est la première fois que l’on coréalise un film.

J.A : On avait déjà coécrit un autre film, qui n’a pas pu se faire. Sinon, nous avions fait nos courts-métrages. Nous nous sommes rencontrés lors d’une résidence d’écriture au moulin d’Andé.  On avait chacun un projet que l’on développait. Ce projet-là, pourquoi on a vraiment décidé de partir ensemble et de le réaliser ? C’est parce qu’il nous implique. Il y a une inspiration autobiographique, mais pas uniquement. De plus, nous sommes issus de deux milieux différents. Paul serait plutôt du même environnement que Stéphane. Cela permettait de nourrir le récit et l’envie était justement de confronter ces deux milieux sans les mettre en lutte, de voir comment ils s’enrichissaient. Ainsi, on avait beaucoup à dire et à faire ensemble sur ce film-là, On savait un peu de quoi l’on parlait, je crois. 

Alors, vous vous basez sur votre vie personnelle pour construire cette relation dans le film.  

J.A : Oui, nous nous sommes nourris de cela. Ce qui est bien avec le cinéma, c’est que l’on peut partir de choses qui sont réelles, partir vers la fiction, on se fait plaisir et on cherche à l’intérieur ce que l’on croit, ce que l’on dit, ce que ça va dire dans ce film.

P.S : Jeanne, quand elle était encore plus jeune que Fifi avait piqué les clés d’une copine à deux reprises, comme Fifi , pas pour voler quoi que ce soit. 

J.A : Voilà, et sans doute qu’il y avait une recherche d’évasion. Vous parliez d’intrusion dans un autre milieu avec une fille qui cherche à s’infiltrer. On dit bien le milieu et non pas classe. Elle ne cherche absolument pas ça. Ce que l’on trouvait beau, c’était de savoir ce qu’elle va vivre en s’introduisant dans cette maison, bien sûr le calme. C’est ce que l’on voit en apparence, mais il y a une recherche d’une sensation encore indéfinie, qui est en elle, un désir de nourriture, peut-être plus culturelle, spirituelle, qu’elle ne trouve pas chez elle.  

Ce qui nourrit aussi ce film, c’est la caractérisation de son personnage principal, cette Fifi qui recherche un moyen de découvrir d’autres horizons sociaux, également de s’évader. Est-ce le sens du film ? 

J.A : Oui, c’est ça, elle est dans la fuite, un peu. Elle reste attachée à sa famille. On voulait surtout pas le raconter autrement. Alors, on imagine bien que c’est une future transclasse, mais elle n’est pas en lutte contre le milieu d’où elle vient. On voit bien qu’elle est très attachée à sa famille tout en se sentant étouffée à l’intérieur de ça, un peu différente sûrement. Ainsi, elle a envie d’en échapper tout en y étant attachée. 

Il y a l’opposition des milieux sociaux dont vous parlez, on va dire défavorisé, dans un petit appartement. Vous décrivez aussi un autre monde , que l’on ne dirait pas bourgeois, mais un peu plus aisé. Considérez-vous que Fifi est une œuvre sociale qui cherche à opposer des réalités sociales  ?

J.A : Le social n’est pas le cœur du film. Cela part de l’évitement. C’est le milieu de Fifi, mais on n’a jamais imaginé le film comme un film social, parce que l’on ne prétendait pas apporter un éclairage nouveau sur les différences de classes. On refusait d’attaquer ce sujet par le biais des difficultés financières, plutôt par les choses auxquelles on n’a pas forcément accès, dont on ignore même l’existence quand on vit dans une cité. On parle un peu de ces murs invisibles, dans un quartier. Il y a ces blocs, ces immeubles qui ont tendance ainsi à nous enfermer. Le collège n’est pas très loin et l’on vit un peu en cercle, en circuit fermé, et l’idée, c’était que cette rencontre ouvre une brèche. 

Quand vous parlez de circuit fermé, c’est un univers, un microcosme

P.S : Des choses arrivent sur un plateau, par exemple, la musique C’est un point frappant.  

J.A : Ce sont ces fameuses richesses dont on parle. Il y a donc ces différences sociales, cet accès à la musique. Aujourd’hui, pour décompresser, Paul se met au piano pendant deux heures. Je vois bien que cela procure du plaisir. C’est une matière à laquelle on n’a pas forcément accès. Pourtant, ça ne possède pas de classe sociale, néanmoins, d’où l’on vient, on ne sait pas, on ne connaît pas forcément cet art. On ne sait pas où aller chercher ce qui est nouveau, ce qui semble l’être pour nous en fait. C’est également vrai pour les livres, on voit un ouvrage de Kafka dans le film.

P.S : Il n’y a pas de raison qu’un écrivain ou un musicien parle moins à Fifi qu’à Stéphane. Simplement, il n’y en a qu’un qui a le savoir. Il a d’ailleurs accès à tout, mais il va même pas s’y intéresser, alors que pour Fifi, ça lui fait un effet, car elle découvre que c’est un monde inconnu. Tout à coup, il y a une porte qui s’ouvre et elle ne soupçonnait pas l’existence d’un écrivain qui va lui dire des choses, qui va la trouver ou juste l’intriguer.  

Pensez-vous aussi que la musique joue un rôle universel, de transmission, entre chaque personne qui n’ont pas forcément, comme vous le dites, l’occasion d’obtenir cette culture ?

J.A : C’est important. L’aspect social existe. On ne parle pas de l’aspect financier, mais surtout de tout ce qui en découle, les arts, la culture, la connaissance aussi.  

La musique est un vecteur de rencontres, mais ce qui marche dans le film, c’est la magie d’une rencontre entre deux personnes qui ne sont pas censées se rencontrer avant et qui se trouvent à l’aide de la musique et de la culture. 

P.S : C’est une question de sensibilité, d’affinités. Pourquoi Stéphane, qui n’est pas du même milieu, qui n’a pas le même âge que Fifi se confie avec un tel plaisir à cette fille ?… 

J.A : Il exprime ses sentiments, on sent que ça vient de loin en lui. Le cœur du film, c’est essentiellement cette rencontre entre deux âmes un peu solitaires, en marge, décalées chacune par rapport aux milieux respectifs. C’est ça finalement qui les réunit et qui fait qu’ils arrivent à se parler. Ce ne sont pas les mêmes choses qui les remuent tous les deux ou le même manque ou la même quête. Ils ont chacun un mal-être concernant la place dans la société. 

Il s’agit de la rencontre de deux destinées semblables, avec ce personnage masculin, ce Stéphane qui accepte Fifi dans son environnement avec, je dirais, une forme de générosité aussi. Il fait preuve d’une ouverture. Le fait qu’il accepte Fifi dans son environnement lui permet-il de compenser un manque affectif, une tristesse, une mélancolie ?

P.S : C’est dans la continuité de ce que l’on disait juste avant. Stéphane est en manque de quelque chose. Il n’est pas épanoui, il devrait avoir tout pour être heureux. Ce n’est pas si simple que ça, alors il se trouve en recherche de quelque chose qui n’est pas défini. C’est peut-être à cause de cette sensibilité qu’il écrivait des poèmes quelques années plus tôt. Quand ils jouent du piano ensemble, ils sont tous les deux. On sent l’attraction, mais on ne le sait pas immédiatement, car il se confie après. Ainsi, on comprend que s’il a ouvert la porte, c’est parce qu’il trouve une compagnie dans cette jeune fille discrète, active. Il y a un intérêt mutuel.

Un intérêt se voit en fait dès le départ, une relation qui se noue. Ensuite, on sent progressivement qu’il y a de forts sentiments partagés. À travers cette personne-là, il y a quand même la notion de compréhension et d’acceptation de l’autre.

P.S : Ou de bienveillance. Fifi est considérée comme une personne, quelqu’un à qui parler ou qui existe, alors que si l’on regarde le début, elle se dévoue à sa famille, qu’elle aime, mais elle s’oublie un peu. Elle ne se prend absolument pas en compte, elle est entièrement tournée vers les autres. Elle ne dispose pas de chambre pour elle.  

J.A : C’est vrai, quand on est d’une famille nombreuse, avec la promiscuité, vous poussez un peu comme une herbe folle. On n’a pas la conscience de sa propre importance, de celle de sa vie, de la réussir. Quand j’étais jeune, je découvrais un autre milieu que le mien, je constatais justement qu’il y avait des questionnements existentiels, un mal-être, la peur de se manquer. Dans mon milieu, les difficultés sont prégnantes, Et simultanément, il y a ce fatalisme qui permet aussi une certaine légèreté entre guillemets. On en parle rarement dans les films sociaux.

P.S : Le problème des films sociaux souvent, c’est qu’ils voient l’être d’un point de vue sociologique, au lieu de le voir au niveau humain, c’est-à-dire que si l’on étudie tel ou tel milieu, on voit qu’ils sont composés d’humains qui, certes, rencontrent des difficultés, mais qui peuvent avoir des rêves, s’amuser, qui peuvent être amoureux, avoir envie d’être ailleurs, et caetera.

J.A :Nous ne voulions pas faire de misérabilisme, on constate dans la société un nivellement vers le bas, alors que le film contient de la positivité. 

Mais le film tend à penser qu’il y a des solutions pour avancer. C’est vraiment un portrait d’une adolescente, d’une future femme qui cherche à s’élever socialement. 

P. S : C’est le mot. S’élever socialement.

J.A : C’est pour ça que l’on disait le terme transclasse, mais elle ne renie pas son milieu. On sent qu’elle ne va pas renier ses origines. Elle n’a aucune attirance pour les couteaux, le brillant, mais plus pour les ingrédients d’une vie confortable, une existence ouverte sur le monde et les possibles. 

Cherche-t-elle cette idée d’évasion ? 

J.A : La réalité, c’est que ces deux-là sont sur un terrain de rêverie, de poésie. Elle réveille son talent artistique, avec les poèmes, et il y a aussi la musique. On a deux merveilleux comédiens qui ont cette forme d’élégance du comportement, une élégance humaine. C’est sur ce point-là, à cet endroit-là, qu’ils se retrouvent. Ils cherchent la chose importante, dans les questionnements, l’avenir, l’évasion. 

Veulent-ils mutuellement du réconfort, une forme de reconnaissance ou d’assistance mutuelle, ou tout simplement se nourrir réciproquement ? 

J.A : Surtout, on voulait que cela soit subtil.

P.S : Au bout du compte, ils sont seuls, Fifi possède sa famille, qui est très enveloppante, présente dans sa vie, mais on ne lui connaît pas d’amis. Elle ne voit plus Jade. Quant à Stéphane, on entend ce qu’il dit, que ses amis sont parfaits, sympathiques, mais malgré cela, ils sont sur la même longueur d’onde. 

Parlons maintenant des parents. Ceux de Fifi sont aimants, à leur manière. Il y a quand même une connexion avec les enfants. Stéphane entretient des relations floues. Y a t-il un malaise relationnel, la crainte de ne pas répondre à la pression pour terminer ses études, pour avoir un métier confortable après ? 

P.S : Pas de déficit d’affection, ni d’un côté ni de l’autre. Ce qui est présent, c’est l’angoisse ou le souci pour Stéphane de répondre aux attentes de son milieu. S’il se laissait aller, il pense qu’il ferait n’importe quoi. Il irait dans le mur. Il est tellement facile de se manquer.

On dirait que si la réussite ne vient pas après les études, c’est une forme d’échec.

J.A : Il essaie de rentrer dans cette vie. On a le sentiment qu’il se fait un peu peur lui-même. Il dit qu’il a changé deux fois d’études, mais on ignore ce qu’il a tenté avant. Il ne s’autorise pas à être lui-même, on le voit, parce qu’il y a sans doute un conditionnement, une attente de réussite liée à son milieu, une qualité attendue. Les parents de Fifi, aimants, ont le mérite au moins d’être là, même si l’on ne peut pas trop compter sur eux. Ils transmettent l’amour . C’était vital de le montrer. On ne se parle pas toujours parfaitement, mais on s’aime. 

P. S : De ce point de vue-là, le rôle de la mère de Fifi, remarquablement interprété par Chloé Mons, est un rôle pivot parce que l’on croit qu’elle est à la masse pendant presque tout le film. On la voit changer quand Stéphane passe de l’autre côté du miroir, quand il rentre lui-même physiquement dans cet autre monde, avec cette mère qui lui lit les lignes de la main, on sent qu’il se passe un événement.  

C’est justement cette scène qui est essentielle car ce sont deux réalités qui se rencontrent. Cela démontre qu’il n’y a aucune barrière sociale, que tout le monde peut être accepté. On apprend aussi des éléments sur cette mère, sur Stéphane aussi. 

Cette scène ne figurait pas dans la première version du scénario, mais on s’est dit que Stéphane doit obligatoirement passer la porte du logement, et qu’il soit intimidé par cette dame. Il est dans un monde inconnu, elle en impose et pourtant, un dialogue s’établit.

Entretien réalisé par Sylvain Jaufry le 13 juin 2023.