Rencontre avec Albert Serra, le réalisateur de Pacifiction : perdre le contrôle

Pacifiction a sans doute été l’une des plus belles surprises du Festival de Cannes cette année. Depuis La Mort de Louis XIV et Liberté, le cinéma d’Albert Serra s’est considérablement ouvert et est devenu de plus en plus accessible. Cette plongée en immersion dans une vision à la fois fantasmatique et réelle de Tahiti a procuré à Albert Serra l’occasion d’une expérience cinématographique, picturale – des plans-tableaux d’un esthétisme sublime – et sensorielle – une bulle sonore atmosphérique qui charme du début jusqu’à la fin -, assez unique en son genre. Dandy rock n’roll, loquace, chaleureux et généreux, au tutoiement facile et à l’accent espagnol chantant, Albert Serra a bien voulu répondre à nos questions et éclaircir un peu le voile de mystère sur la création de cet OVNI cinématographique, – un film magnifique, peut-être l’un des plus beaux de cette année, qui s’avance comme un paquebot vers l’inconnu,- et la perte de contrôle nécessaire de tous les participants pour lui donner naissance.

Tout d’abord, je voulais vous remercier pour votre très beau film qui est arrivé en toute fin de Festival de Cannes et qu’on espérait réellement voir décrocher un prix au palmarès. Moi, il m’a fait penser aux films de Rivette ou de Jacques Rozier (Albert Serra acquiesce) qui s’étendent comme un présent perpétuel, des films qui créent leur propre durée en toute liberté, en abolissant la notion de temps. Cela pourrait très bien ne pas s’arrêter et on souhaite d’ailleurs que cela ne s’arrête jamais.

Oui, tu sais, malgré la distance, c’est un dérivé de leur cinéma, une dérive du mouvement qui s’effectue à l’intérieur du film, à partir du cinéma de Rozier, du cinéma de Rivette. Après, je pense que, d’un point de vue formel, le film ressemble à quelque chose de plus contemporain, davantage d’aujourd’hui, c’est-à-dire, à une absence totale de sujet. C’est extrêmement difficile de déterminer le sujet du film ; plusieurs sujets coexistent. Il y a une incarnation assez forte par les acteurs mais du point de vue de la forme, c’est très diffus, assez abstrait mais en même temps, il existe des détails qui sont très concrets. C’est assez cohérent avec l’idée du film qu’il existe une espèce de pouvoir qui n’est pas vraiment visible. C’est très contemporain, cette espèce de capitalisme caché, en accord avec les Etats, avec une sorte d’opacité totale, qui s’est infiltré un peu partout avec le numérique, qui domine le monde, sans le dominer, sans donner de possibilité au combat. Chez Rivette, il y avait toujours une idée de romantisme possible, de combat possible entre le Bien et le Mal, d’un petit espoir de révolution. Peut-être pas dans les derniers Rivette. Mais tout de même un côté utopique qui appartenait à son temps. Je pense que ce film, à mon niveau, fait la même chose mais plus en accord avec notre temps, avec un certain pessimisme.

Il existe un défaitisme ambiant. La défaite est déjà admise.

Oui, c’est ça, elle est déjà admise et personne ne se révolte. Tout le monde a compris l’inutilité de se révolter. Les gens me disent aussi que Pacifiction, c’est aussi comme le film de Coppola, Apocalypse now, inspiré par le roman de Joseph Conrad, Au coeur des Ténèbres. Mais là, il y avait encore le Bien et le Mal. Tandis que maintenant cela n’existe plus. Avant, il existait aussi le conflit colonial avec les colonisés qui représentaient des victimes. Aujourd’hui on se trouve davantage dans un impensé qui ne possède pas vraiment de qualification.

Mais en fait, d’après ce que j’ai pu lire, vous ne vouliez pas faire un film politique. Ce n’était pas votre but.

Non, pas du tout mais c’est sorti comme ça. Tout mon système, c’est de déceler ce qui n’est pas visible. Mais même si je n’ai pas d’intention politique, mon système passe par les acteurs qui donnent une dimension très forte d’incarnation et un volume certain. Ils ressemblent à des membranes. Ils ne sont pas forcément dans une expression ou représentation de quelque chose. Ils sont comme des membranes qui résonnent, qui réverbèrent. Si on n’a pas de préjugés par rapport à la politique, au visuel, à l’esthétique, on peut absolument tout faire.

Paraît-il, vous écrivez vos scénarios comme si c’était des monologues intérieurs à la manière des romans de James Joyce. Cela ne transparaît pas forcément à l’écran mais tout de même, une part finit par percer.

Complètement. C’est tout à fait le film. Cette part qui apparaît, c’est déjà beaucoup. On vit dans un monde que l’on ne comprend pas. En même temps, on a tous compris et il n’y a pas de solution. Mais on a l’impression qu’on ne comprend pas.

On ne comprend pas dans le détail mais on comprend intuitivement ce qui se passe globalement.

C’est ça! C’est comme un roman de Joyce, si tu le lis depuis cinq minutes, tu ne te souviens pas de ce que tu as lu, il y a cinq minutes. Tu te retrouves dans des jeux de mots, tu ne sais pas à quel niveau se joue la signification. Tu as une simultanéité de jeux de mots et tu ne sais plus, tu as oublié. Dans le film, c’est un peu pareil, Tu as une conjonction d’images qui deviennent hypnotiques, peut-être visionnaires, mystérieuses, sans être spectaculaires. Il n’existe pas dans le film de jeux formels, un peu gratuits, destinés à impressionner le spectateur. Non, il n’y a rien pour impressionner le spectateur. C’est la propre évolution du film, sa dérive, avec ses scènes dont on ne sait jamais combien de temps elles vont durer, dont on ne sait jamais quelle est la prochaine scène, etc.

Sauf peut-être la séquence du jet-ski qui est très spectaculaire.

Oui, c’est vrai, c’est assez spectaculaire. Mais cela a été tourné de la façon la plus spontanée. C’est arrivé comme ça. On a loué un bateau et par hasard, ce jour-là, il y avait ce petit championnat. Et la grande vague était là. Cela relevait un peu de la chance. On se trouvait là au bon moment. Tu imagines, si on avait beaucoup préparé, cela n’aurait pas eu la même saveur dans le film, pas le même sens, ni la même force. Cela dépend aussi du montage. Suivant ce qu’on met avant ou après, cela peut devenir tendancieux ou maniériste. Parce que ce sont des choses qui doivent arriver par hasard, comme un collage. C’est un peu comme Joyce. A un moment, il perd le contrôle de sa propre écriture. Parfois les personnages suivent leur propre logique, leur propre chemin. Ici, c’est un peu le film qui suit son propre chemin, sa propre spirale, comme le dit un des personnages. Le film s’arrête quand je l’ai décidé mais pas quand l’histoire est finie, comme dans les structures traditionnelles.

C’est cela que je trouve extraordinaire. Il existe des séquences qui commencent et il est impossible de prévoir quand elles vont finir. Dans la plupart des films, c’est calibré, on sait quand les séquences vont se terminer tandis que dans Pacifiction, elles se prolongent et elles pourraient le faire encore plus, on n’y verrait pas le moindre inconvénient.

C’est pour échapper à tout le cinéma contemporain, à ce qui est trop formaté, trop prévisible. Parce que, tu sais, on est tellement malins comme spectateurs de film, on peut toujours prévoir, on connaît déjà l’histoire, Au niveau de l’idéologie du film, souvent on sait déjà tout ce que va dire le film, ses intentions, etc. Il ne subsiste jamais un peu d’ambiguïté. Mais même s’il reste de l’ambiguïté, dans un film conventionnel, comme il s’agit d’une ambiguïté consciente, c’est plus triste alors que lorsque c’est inconscient, cela fait partie de son charme.

Alors que là, vous ne maîtrisez pas forcément vos intentions.

C’est hors contrôle.

Un peu comme votre personnage, De Roller, Haut Commissaire de la République, qui ne contrôle rien en fait…

Oui, exactement, et un peu aussi comme l’acteur. Avec mon système de tournage à trois caméras, il était assez vulnérable et il ne savait pas au fond ce qu’il était en train d’incarner. Il le faisait pourtant avec une telle puissance, en donnant du volume, Il avait un côté assez impérialiste, de manière totalement inédite, Personne n’a travaillé dans un artifice aussi grand et en même temps, dans un réalisme aussi grand. Je ne comprends pas comment il a fait.

Oui, il faut reconnaître que la prestation de Magimel est impressionnante. Il est très fort.

Il donne du volume mais il ne sait pas lui-même dans quelle direction il le fait. Le concept d’incarnation, c’est très fort. Tu y crois tout le temps. Même moi je ne comprends pas.

Ce rôle semble récapituler ou cumuler plusieurs dimensions que Benoît Magimel a pu interpréter avant, comme le mafieux dans Marseille ou même le personnage dans La Possibilité d’une île, titre qui aurait également pu convenir à votre film, de Michel Houellebecq. Ce que j’ai trouvé étonnant, c’est qu’il était dirigé par vous à l’oreillette.

Pas tout le temps. Cela a représenté environ 30 à 40% du tournage. Il accomplissait une vraie performance car il ne savait pas forcément à qui il s’adressait. Il répétait des phrases et en même temps, il comprenait les phrases, il prenait conscience de l’identité des interlocuteurs, du sujet, de ce qu’on discutait, en temps réel. C’est pour ça qu’il y avait une espèce de sidération. Il est là et il n’est pas là (rires). Il se trouve dans la représentation totale. La tension de son propre corps est tellement forte que c’est comme dans la vie réelle, voire même plus fort. C’est pour ça qu’il y a de l’hyperréalisme dans son jeu, c’est plus réaliste que la réalité. Il est obligé de s’adapter en temps réel, il ne peut absolument pas se protéger. Face aux contraintes, il ne peut pas se contrôler. Et pourtant il est tellement talentueux qu’on y croit. Même au montage, j’ai revu son jeu et je reste complètement admiratif, sans comprendre.

Vous savez, il existe un autre metteur en scène qui dirige aussi à l’oreillette, c’est Bruno Dumont, il a dirigé ainsi les acteurs de sa série P’tit Quinquin.

Ah d’accord. Elle est bien, la série?

Oui, je trouve cela très drôle. Il dirige aussi de manière extraordinaire ses comédiens à l’oreillette.

Je pense que c’est extraordinaire si personne ne connaît rien de ce qui va arriver, si personne ne connaît son propre personnage, ni même les scènes, ni la direction où cela va aller. Dans cette dimension d’opacité, je pense qu’il n’existe personne d’aussi radical ni aussi extrême. J’aimerais bien le faire avec un acteur anglais. Les Français, ils acceptent assez facilement de jouer le jeu mais les Anglais, ce serait fascinant de les voir perdre le contrôle de leur propre image. Ce n’est pas évident mais c’est peut-être pour moi le prochain défi.

Dans Pacifiction, il existe aussi le personnage de Shannah (Pahoa Mahagafanau) qui est formidable. C’est la première fois que je vois un personnage de trans qui n’est pas utilisé scénaristiquement pour sa spécificité.

C’est le personnage de trans le plus naturel de l’histoire du cinéma!

Le plus naturel, le moins souligné et j’ai trouvé très belle la manière que vous avez eue de l’intégrer à votre histoire, sans qu’aucune remarque ne soit faite sur sa spécificité.

Ni de son côté. Parce que le jugement vient toujours de la société. Elle est née homme mais elle est en fait comme une femme. Elle se présentait d’emblée comme une femme, avec le maquillage et les costumes. Pour moi, il restait une petite partie qui pouvait rappeler l’homme mais cette partie restait là de manière naturelle. Il n’y avait pas la partie femme qui poussait pour éliminer complètement la partie homme. C’est ce qui se passe par exemple dans les revendications identitaires où la partie femme voudrait éliminer toute trace de la partie homme. Ici non, mais les deux parties cohabitent de manière harmonieuse, même si la partie femme est prédominante à 90%. Ce qui subsiste de la partie homme, c’est comme un rêve, cela reste charmant. Le spectateur s’en rend compte mais il n’est pas choqué car cela reste naturel, sans chercher à être spectaculaire.

Dans Pacifiction, comme l’indique le titre, vous vouliez faire une fiction donc vous avez éliminé les aspects sociaux, voire documentaires.

Pas documentaires car je pense que le film documente d’une certaine façon la réalité, un état du monde, un état psychologique de l’île. J’étais assez content car un des acteurs du film, Matahi Pambrun, qui joue le représentant des indépendantistes, m’a dit « le film reflète très bien l’ambiance psychologique de l’île » alors que j’avais des craintes car le film possède ses ambiguïtés par rapport à la situation locale. Ce n’était pas au départ mon intention mais avec ce concept de membrane qui reçoit et reflète, le film réverbère, fait résonner le contexte. En plus, ma façon de travailler, – mes trois caméras, mes prises longues, la vulnérabilité de l’acteur qui perd le contrôle de sa propre image, ces caméras qui vont capter des choses qui sont invisibles à l’oeil humain, – a fait en sorte que cela reflétait quand même ce qui se passe sur l’île alors qu’on s’est forcés à aller contre ça, surtout au montage, en supprimant des images évoquant des éléments sociaux. Après le tournage, maintenant, j’arrive à percevoir que quelque chose transparaît au-delà de mes intentions.

Au départ, c’était une vision prévue comme fantasmatique et vous vous êtes rendu compte que dans le film, c’était aussi quelque chose de réel.

Je pense en effet. C’est incontrôlable. C’est comme le thème des essais nucléaires, on ne pouvait pas prévoir que la Russie allait remettre ça dans l’actualité. Je n’aurais pas pu le prévoir. C’est en travaillant comme ça, en faisant confiance au hasard, aux accidents, que les choses finissent par entrer dans le champ du film. « Si tu es trop ordonné, comme disait Karl Lagerfeld, tu ne trouveras jamais rien » (rires).

Avez-vous vu Onoda d’Arthur Harari?

Non, mais c’est drôle, vous êtes la deuxième personne qui me parle de ce film. Je n’ai pas trop compris la connexion.

Parce que ce film évoque le destin d’un soldat japonais perdu sur une île du Pacifique. Par rapport aux plans-tableaux très beaux qui entrecoupent les séquences, ont-ils été un peu retouchés car vous tournez en numérique, me semble-t-il? Ce sont vraiment des plans sublimes, avec des dégradés de bleu, comme dit Magimel dans le film, des teintes ocres, roses, orangées…

Depuis toujours, en numérique. 30 à 40% des plans de Liberté sont une composition de deux plans différents. Ici, c’est moins, j’ai surtout ajouté au niveau des couleurs, quelques bizarreries. On a un peu saupoudré, par-ci, par-là. On ne sait pas pourquoi on le fait, on modifie tel détail, on rajoute une nuance de couleur. Ce n’est pas pour que cela soit plus spectaculaire. C’est parce qu’il manque quelque chose, un peu de vie, de visuel. C’est comme un peintre dans l’art abstrait qui rajoute une touche de couleur.

C’est comme le principe qui dirige votre montage : vous ne retenez que les scènes que vous aimez, sans véritable souci de la dramaturgie.

Tout à fait correct. On ne se rend pas compte ce que cela donne vraiment au niveau de la signification jusqu’à la toute fin. Non, ce n’est pas dicté par des intentions scénaristiques.

Une dernière question. Puisque vous avez parlé de peinture, vous avez indiqué que votre prochain film concernerait l’art contemporain.

Non, j’ai changé d’avis. Parce que ce sujet, c’est devenu de moins en moins intéressant. Je suis allé à beaucoup de manifestations d’art contemporain mais je suis resté dubitatif.

Parce que cela débouche sur une satire un peu trop facile?

Oui, c’est ça. Avant c’était intéressant. Mais aujourd’hui, c’est tout simplement fini. En plus, la pression du politiquement correct fait que c’est mort, qu’il n’y a plus rien à discuter, à dire, à protéger. Il n’y a plus un seul artiste qui ose aller contre le consensuel, le politiquement correct. Personne. Par conséquent, cela ne m’intéresse plus et je me suis détaché du sujet. Pour faire un film, il faut être très attaché au sujet.

Vous avez une autre direction?

Je ne sais pas. Je vais faire un film sur le monde contemporain – je pense que j’ai encore quelque chose à faire sur le sujet – mais je ne sais pas encore dans quelle direction.

Ce n’est pas parce que The Square de Ruben Östlund a déjà traité plus ou moins le sujet ?

Oui, cela m’a un peu déçu car quelqu’un a déjà traité le sujet. Certes, c’est le point de vue sociologique, le côté politiquement correct….Moi, je voulais traiter le sujet du point de vue de l’artiste. J’avais écrit tout un scénario là-dessus.

Ce n’est pas impossible de traiter le sujet sous un autre angle.

Peut-être….mais parfois, tu sais, un projet qui ne sort pas, il vaut mieux l’oublier.

Ce qui est dommage, c’est que vous ayez écrit un scénario.

Oui, pour moi, le scénario était génial. C’était le point de vue de l’artiste, avec toutes ses ambiguïtés. En revanche, si on souhaite comprendre le point de vue de la société sur l’art, c’est devenu tellement oppressif qu’il ne se passe plus rien.

Entretien réalisé par David Speranski en novembre 2022 à Paris.