Rencontre avec Ruben Östlund : l’art du politiquement incorrect

En 2022, Ruben Östlund a une nouvelle fois créé l’événement cinématographique. Sans filtre, deuxième Palme d’or du brillant cinéaste suédois, a donné au Festival de Cannes l’occasion de l’une de ses séances les plus mémorables. Nous avions rencontré Ruben Östlund quelques années auparavant, à l’occasion de sa première Palme d’or, The Square. Retour sur cette rencontre qui montre que Östlund a particulièrement de la suite dans les idées : satire des bourgeois intellos ou des ultra-riches, description minutieuse de la lâcheté et de la médiocrité masculines, observation sociologique des comportements et des phénomènes de société. Fin, brillant, original, possédant des dizaines de séquences d’anthologie et disant des choses extrêmement justes et cruelles sur notre époque, sa violence feutrée et sa difficile rédemption, The Square était une première étape dans ce processus de destruction impitoyable. Cette interview fut un moment privilégié avec Ruben Östlund, un artiste chaleureux et plein d’humour, qui est devenu en deux festivals de Cannes l’un des auteurs les plus importants et intéressants de la planète Cinéma. 

Maintenant tous les journalistes doivent craindre de vous interviewer, de peur de se retrouver dans un de vos films…

Hahaha (Ruben s’esclaffe franchement). 

Votre film, The Square, a particulièrement divisé à Cannes. Cela vous a-t-il surpris, choqué? Vous y attendiez-vous? 

C’est encore un de mes films qui divise la critique. Vous savez, pour le premier film que j’ai réalisé, The Guitar Mongoloid, c’était exactement la même chose. Dans l’édition DVD de ce film, il y avait au revers de la jaquette toutes les excellentes critiques disant qu’il s’agissait du meilleur film de l’année, et quand vous ouvriez le DVD, s’y trouvaient toutes les mauvaises critiques disant qu’il s’agissait du pire! Par conséquent, je n’y prête plus trop attention. En l’occurrence, je crois qu’il s’agit surtout de réactions de la presse française et c’est son droit. 

Vous êtes donc habitué à ce type de réactions? Peut-être que vous aimez ça?

A ce que la presse soit divisée, ah oui! Je n’ai pas de problèmes avec ce type de réactions. Si l’on crée quelque chose, on provoque forcément des réactions, des débats. C’est l’art de communiquer. 

A Cannes, le jury a proclamé qu’il souhaitait récompenser le « politiquement incorrect », à travers votre film, par rapport à d’autres films qui étaient beaucoup plus « politiquement corrects ». 

Pour moi, le politiquement incorrect n’est pas une mauvaise expression. Le politiquement incorrect est décrit dans l’objectif de servir à créer une société plus juste. Mais j’espère que cela ne créera pas une société politiquement correcte. J’ai un peu peur de ça. Mais je suis heureux que le jury ait tant apprécié mon film. 

Moi j’ai particulièrement apprécié votre film car il m’a fait beaucoup rire. Il est à la fois divertissant et travaille sur plusieurs niveaux, en étant aussi profond et subtil. Au début du film, la première interview faite par le personnage d’Elisabeth Moss a-t-elle été inspirée par une interview que vous avez expérimentée ?

Oui, c’est complètement inspiré par une interview faite par un journaliste très nerveux. Vous savez, beaucoup de choses que j’écris sont inspirées par ma propre vie…Tout ou presque excepté la scène du préservatif! (NDLR: l’une des scènes les plus drôles du film). 

Vous êtes beaucoup plus intéressé par la lâcheté que par le courage…

Oui, définitivement. 

C’est complètement opposé à la mentalité des films américains standardisés. Vous n’aimez pas les films américains?

Hum…Pour moi, c’est toujours un peu le même type de dramaturgie avec un protagoniste et un antagoniste, et le protagoniste luttant pour atteindre son objectif, représentant le bon côté de la morale. Alors que l’antagoniste, c’est toujours le mauvais type. C’est une façon trop simple d’expliquer le monde. 

Oui, car la réalité est beaucoup plus complexe, compliquée…Et vous voulez, non pas expliquer, mais montrer à quel point elle peut être complexe et compliquée…

Oui, exactement. L’intention, c’est que peut-être grâce au film, les choses iront un peu mieux. Quand vous décrivez la réalité, vous n’avez plus forcément besoin de l’expliquer. Je ne sais pas si vous avez pu lire le dossier de presse du film? 

Oui, un très beau dossier de presse, d’ailleurs…

Ah merci. 

Au sujet de l’art contemporain, j’ai bien compris que vous n’étiez pas contre l’art contemporain mais que vous vouliez simplement critiquer certaines de ses pratiques les plus ridicules. 

Je pense que si je me penche sur le sujet du monde de l’art, j’en fais forcément une satire. Si cela avait été le monde du cinéma, c’aurait été la même chose. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est à quel point le monde de l’art est effrayé par la moindre critique. Et je me demande vraiment pourquoi ils sont autant effrayés. Quand ils sont critiqués, ils considèrent que c’est du populisme. Il y a quelque chose de vraiment effrayant à ce qu’ils aient peur de la moindre critique. C’est très spécifique au monde de l’art. Cela n’arrive pas dans le monde du cinéma. 

Avez-vous vu Art, une pièce assez célèbre de Yasmina Reza? 

J’en ai entendu parler mais je ne crois pas l’avoir vue. 

Elle traite de trois amis qui parlent autour de l’achat d’un tableau entièrement blanc. C’est un peu le même type d’esprit et de distance que votre film par rapport à l’art contemporain. Dans The Square, vous avez particulièrement travaillé le son par rapport à vos autres films, surtout dans une scène de discussion entre Claes Bang, le « héros » du film et Elisabeth Moss, où elle lui pose des questions sur sa vie privée et où on entend en contrepoint des bruits de choses qui s’effondrent. Cela évoque le travail sonore de Jacques Tati. 

C’est drôle car une autre personne m’en a parlé hier, Stéphane Goudet, le directeur du Méliès, qui a été commissaire de l’exposition Tati à la Cinémathèque française. Vous avez vu les films de Roy Andersson, Chansons du deuxième étage, Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence? Lui est vraiment très influencé par Jacques Tati. Et moi, je m’inspire de Roy Andersson. 

Ses plans sont plus statiques.

En effet. Je pense que Playtime est vraiment un film très intéressant, tellement bien fait, que c’en est un peu écrasant pour le spectateur. Mais j’adore surtout sa façon de jouer. Je pense que Terry Notary, celui qui imite le singe, possède sa qualité de jeu.

Du point de vue mise en scène, vous aimez les plans qui durent. Vous aimez créer une sensation de malaise chez le spectateur.

Oui, mais déjà pour moi-même, au montage. J’adore cette sensation. J’aime en particulier quand dans une scène, on a l’impression que c’est drôle et tout d’un coup, on ne sait plus s’il faut en rire, en pleurer, en avoir peur…Que ce soit compliqué à appréhender et à ressentir. Que ce soit humoristique et tragique en même temps, c’est ce que j’aime vraiment. Le rire est si proche des larmes que cela révèle des vérités essentielles sur l’être humain.

Cela a vraiment commencé dans Snow Therapy parce que dans votre film précédent, Play, il n’y avait pas tant que cela d’humour.

Non, en effet, mais une partie peut être humoristique. Disons que ce serait trop lourd de se moquer de ces gamins en raison de leur statut social.

A partir de Snow Therapy, vous vous intéressez plus aux personnages.

Oui, j’étais intéressé par cet homme et cette femme qui essaient de se conformer à l’image que nous avons des hommes et des femmes, mais qui sont pris dans les contradictions de leur être. Mais en fait, j’ai toujours été intéressé par les individus mais pris dans leur contexte, et non dans leur psychologie, ce qui me paraît un peu du blabla.

J’ai été surpris par le fait que lorsque vous avez parlé de l’histoire du cinéma, vous avez cité Buñuel, en omettant absolument Bergman, ce qui est original pour un cinéaste suédois. Est-ce dû au fait que Kalle Boman, votre producteur, était un adversaire, un ennemi de Bergman? Et que vous voulez représenter une autre tendance du cinéma suédois, un peu opposée à celle de Bergman?

Oui, définitivement. Bergman n’a jamais vraiment créé quelque chose d’intéressant pour les films suédois. Ses films, c’était toujours uniquement à propos de lui. Ce n’était sur personne d’autre. Il n’a jamais réellement aidé qui que ce soit dans l’industrie du film suédois.

Mais vos films, ils sont aussi écrits à propos de vous?

Oui (Rires). Mais moi je veux aider d’autres cinéastes à faire des films, à les entraîner dans un mouvement, à les faire participer.

Mais en revanche, vous êtes inspiré par Michael Haneke qui est très influencé par Bergman?

Oui (rires). Je vais d’ailleurs être très politiquement incorrect: je pense que Haneke est bien plus important que Bergman (rires). Je pense que Haneke…Je ne veux pas manquer de respect à Bergman, c’est un formidable cinéaste, mais Haneke possède vraiment un style très spécifique. Si vous enlevez la production d’Haneke, le reste de la production contemporaine serait incroyablement appauvri, vu tout ce qu’il a apporté. Il a réellement apporté quelque chose d’unique.

Avez-vous vu Happy End?

Oui, je l’ai aimé. Je pense qu’il a réellement capté quelque chose de notre époque. Le défi était difficile à relever mais il a réussi à le faire. Le film qui m’a vraiment marqué car c’était mon tout premier Haneke, c’est Code Inconnu, cela m’a littéralement frappé de plein fouet.

Vous aimez aussi Harmony Korine et surtout Gummo. Il y aura bientôt une rétrospective Harmony Korine au Centre Georges Pompidou. Vous pourrez peut-être découvrir ses autres films.

J’ai vu certains de ses autres films mais j’aime surtout Gummo. Il était si jeune quand il l’a fait. Il a montré l’Amérique comme je ne l’ai jamais vue dans aucun film auparavant. Il a montré tout ce que les autres metteurs en scène voulaient éviter de montrer. C’était vraiment une vision très originale qui nous faisait mieux comprendre l’Amerique.

J’ai lu que votre prochain projet traiterait de la mode.

Oui, ce sera sur l’industrie de la mode et des top-models. Car ma femme est une photographe de mode et elle m’a raconté beaucoup d’histoires très drôles sur la mode.

Avez-vous vu Prêt-à-porter de Robert Altman?

Oui, je dois le revoir d’ailleurs car cela fait assez longtemps que je l’ai vu.

Parce que je dois vous dire que pour l’instant, je n’ai pas encore vu de grand film sur la mode et j’espère que ce sera vous qui le ferez!

Je suis d’accord avec vous. Je pense que souvent ils n’ont traité qu’une petite partie du problème. La beauté est intéressante car elle représente une valeur économique. Vous pouvez grimper dans la société si vous êtes beau ou belle, même si vous n’avez pas d’argent ou d’éducation. Et alors vous pouvez jouer un rôle dans la société et influencer les autres. Je pense que ce mécanisme est intéressant.

The Square est un grand film mais il pourrait donner lieu aussi à une très grande série. Peut-être y avez-vous pensé car vous avez engagé Elisabeth Moss et Dominic West qui viennent de grandes séries comme Mad Men ou The Wire? Qu’en pensez-vous?

Vous avez sans doute raison. Cela peut être une bonne idée mais ce ne sera pas moi qui le ferai car j’ai déjà assez de projets. Néanmoins, ce serait bien, cela permettrait de suivre encore davantage les personnages sur la durée.

Entretien réalisé par David Speranski à Paris.