Only the river flows : apologie de la mélancolie

Film présenté à Un Certain Regard 2023 au Festival de Cannes et à Reims Polar 2024 où il a obtenu le Prix du Jury ex aequo avec Borgo de Stéphane Demoustier, Only the river flows sort seulement aujourd’hui un an après sa présentation cannoise, ce qui risque fort de le faire passer inaperçu. Ce serait à tort car ce film de Wei Shujun, premier sorti sur les écrans français, révèle un jeune talent, également acteur, dont on risque de reparler lors des années suivantes. A seulement 33 ans, Wei Shujun propose un polar sur une série de meurtres au bord d’une rivière qui se transforme avec beaucoup de maîtrise en une enquête passionnante sur l’âme humaine.

En Chine, dans les années 1990, trois meurtres sont commis dans la petite ville de Banpo. Ma Zhe, le chef de la police criminelle, est chargé d’élucider l’affaire. Un sac à main abandonné au bord de la rivière et des témoignages de passants désignent plusieurs suspects. Alors que l’affaire piétine, l’inspecteur Ma est confronté à la noirceur de l’âme humaine et s’enfonce dans le doute…

Un polar sur une série de meurtres au bord d’une rivière qui se transforme avec beaucoup de maîtrise en une enquête passionnante sur l’âme humaine.

On pense évidemment à Memories of murder de Bong Joon-ho, référence asiatique du polar depuis une vingtaine d’années, suivi par d’autres comme The Chaser, Black Coal ou Limbo. Mais la spéficité de Only the river flows, qu’il partage avec Memories of murder, hormis la description de la pauvreté des moyens administratifs dévolus à la police de l’époque, c’est que le film abandonne au bout de sa première partie la piste du polar et l’identification d’un éventuel coupable qui ne pose guère de difficultés. Dans une dernière partie, qui met en pleine lumière la maturité du style de Wei Shujun (malgré ses 33 ans), l’angoisse existentielle et la contemplation de la noirceur du monde finissent par tout envahir.

Tout se passe comme si un polar se laissait gangréner par une atmosphère toute simenonienne. L’inspecteur Ma Zhe croisera donc un fou, un couple en lien grâce à une cassette laissée dans un sac découvert au bord de la rivière, un coiffeur condamné autrefois pour attentat à la pudeur, l’ombre d’une femme aux cheveux longs et bouclés… L’enquête semble déboucher sur une impasse et finit par impacter la vie privée de l’inspecteur qui doit faire face à une grossesse à haut risques de sa femme et à la perte d’une décoration d’ordre du Mérite qu’il ne parvient plus à retrouver. Le dernier tiers du film, passionnant, brouille les pistes, en ne permettant plus de savoir si l’enquête a réellement été résolue, si le principal suspect a été arrêté, si les visions de l’inspecteur sont réelles ou pas (cf. le nombre de balles du chargeur de son revolver qu’il vide sur le bureau de son supérieur).

Le basculement du film était déjà inscrit dans la nouvelle de Yu Hua, source d’inspiration de l’oeuvre, qui délaisse les pistes balisées du polar pour partir à la recherche d’une l’angoisse existentielle qui subvertit tous les codes et indices, à la manière d’un Twin Peaks. Dans le déroulement du film, ce basculement se traduit à l’image par le passage de plans fixes et d’un découpage classique attaché à l’accumulation des faits et des preuves à des plans-séquences exprimant la mouvance des émotions et des sensations. Quant au son, le film enregistre une transmutation des partitions d’Howard Shore à la mélancolique Sonate au clair de la lune de Ludwig Van Beethoven, espèce d’élégie de la dépression que traverse Ma Zhe à la suite de son enquête, étrange point commun entre le film de Wei Shujun et Val Abraham de Manoel de Oliveira, ressorti la même semaine.

On espère que Wei Shujun poursuivra dans cette voie et confirmera que, à 33 ans, il porte une partie de l’avenir du cinéma chinois sur ses épaules. Le futur lui appartient.

3.5

RÉALISATEUR : Wei Shujun
NATIONALITÉ :  chinoise 
GENRE : policier, drame, thriller 
AVEC : Yilong Zhu, Zeng Meihuizi, Tianlai Hou
DURÉE : 1h42 
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam 
SORTIE LE 10 juillet 2024