On avait laissé Guillermo del Toro sur le triomphe de La Forme de l’eau, avec ses quatre Oscars début 2018. Le cinéaste mexicain atteignait ainsi le sommet de sa carrière grâce à sa relecture poétique de La Belle et la Bête, joli conte sur la différence, sur fond de Guerre Froide. Que faire lorsqu’on a concrétisé le but d’une vie? Se démultiplier. Del Toro a depuis tourné en parallèle deux projets tous deux interrompus par la pandémie du Covid-19, Pinocchio en stop-motion, prochainement disponible sur Netflix, et Nightmare Alley, remake d’un film noir des années 40, devenu un classique, Le Charlatan de Edmund Goulding, avec Tyrone Power, qui cherchait à l’époque à se sortir des emplois de jeune premier et de fade séducteur. Bien des années plus tard, c’est un autre beau gosse d’Hollywood, Bradley Cooper, qui cherche à quitter définitivement les rôles un peu légers qui l’ont fait connaître, en produisant et en interprétant le rôle principal du remake de Guillermo del Toro. Parabole sur le charlatanisme et la manipulation, tragédie sur le gouffre des ambitions et des illusions, Nightmare Alley contient en effet un haut potentiel de noirceur, susceptible de révéler la face cachée des âmes et des acteurs.
Dans les années 30, suite à la Grande Dépression, Stanton Carlisle, alors qu’il se trouve dans une mauvaise passe, débarque dans une foire itinérante où il se fait embaucher. Il y sympathise en particulier avec Molly, une jeune ingénue « électrique », dont il tombe amoureux, et un couple formé de Zeena, une voyante dont il devient l’amant, et Pete, une gloire déchue de la télépathie, qui s’est laissé déchoir dans l’alcoolisme. En se formant auprès de Pete, Stan y voit un moyen de devenir riche et célèbre, en arnaquant la haute société new-yorkaise….
Parabole sur le charlatanisme et la manipulation, tragédie sur le gouffre des ambitions et des illusions, Nightmare Alley contient en effet un haut potentiel de noirceur, susceptible de révéler la face cachée des âmes et des acteurs.
Le Charlatan est souvent considéré comme le chef-d’oeuvre de Edmund Goulding, metteur en scène aujourd’hui oublié, hormis justement pour ce film, Grand Hotel (Oscar du meilleur film en 1932) et trois ou quatre mélodrames tournés avec Bette Davis (Dark Victory, La Vieille fille, etc.). Parfois sous-estimé, en particulier dans l’ouvrage classique de Coursodon-Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Le Charlatan a pourtant gagné avec les années un statut de classique du film noir. Il porte en fait le même titre que le film de Guillermo del Toro, adapté du roman éponyme de William Lindsay Gresham. Certains prétendent même qu’il préfigurerait à bien des égards le cinéma de David Lynch, surtout Mulholland Drive, en narrant la quête d’un ambitieux qui viendra se fracasser contre les rochers de l’illusion.
Or, en voyant le remake de Guillermo del Toro, on peut en effet songer à maintes reprises au cinéma de Lynch, mais un Lynch moins sauvage, domestiqué, accessible au grand public, presque rationnel. Nightmare Alley commence ainsi en immersion dans une foire, avec des attractions ordinaires ou monstrueuses, à la manière du mythique Freaks de Todd Browning ou d’Elephant Man de Lynch. Entre des numéros de femme électrique, de voyance, on découvre également des femmes araignées ou un mystérieux « crétin », qui dévore des poulets vivants. Cette partie consacrée à l’univers de la foire est parfaitement reconstituée et très réussie : le spectateur est fasciné par cet univers a priori terrifiant, même si l’horreur est ici très limitée et s’estompe rapidement devant l’humanité et la solidarité qui règnent entre les forains. Autre élément lynchien, Stan, le personnage principal, est tourmenté par des cauchemars, des visions d’incendie ou de son père qui lui parviennent par flashes incandescents.
Cette partie, agrémentée d’une réflexion lucide et amère sur la nature humaine des spectateurs de la foire, « les gens aiment toujours payer pour se sentir supérieurs, ou se mettre en avant« . tient ses promesses, en nous plongeant dans l’univers de l’attraction foraine. La réussite de cette partie explique la déception ressentie devant la seconde qui nous mène dans l’univers de la haute société new-yorkaise. Alors que Guillermo del Toro avait trouvé la bonne distance par rapport à ses personnages, cette seconde partie fait davantage ressortir l’artificialité de l’exercice de style, où la splendeur de la direction artistique prime sur l’émotion ressentie devant la narration. En effet, hormis quelques moments dus essentiellement à la grâce diaphane de Rooney Mara (parfaite en ingénue innocente) ou à l’autorité de Cate Blanchett (en psychanalyste plus manipulatrice que Stan le manipulateur), l’émotion s’évapore devant la qualité de l’exécution et de la direction artistique, comme c’est parfois le cas chez del Toro, cf. Crimson Peak. Ce qui apparaît à l’image (par exemple le cabinet de la psy, dans le plus pur style Art Déco) est tellement beau que l’on perd de vue les personnages et l’intrigue. Idem pour la résolution psychanalytique du cas de Stan, contrairement à ce qui se passe dans les films de Lynch, elle se passe de façon si claire qu’elle en perd tout mystère.
Nightmare Alley souffre donc de quelques défauts, une deuxième partie trop explicative et versant dans l’exercice de style du film noir, et surtout une trop longue durée, 2h30 alors que le film originel ne faisait que 1h50, soit donc quarante minutes supplémentaires. De plus, la fin concernant le destin tragique du « crétin » est particulièrement téléphonée car le moindre spectateur, même inattentif, est susceptible de la deviner dès le début du film. Pourtant, si l’on passe outre ces quelques imperfections tenant surtout à des problèmes de rythme interne, le film de Guillermo del Toro s’avère une belle reconstitution, précise et minutieuse, d’un genre disparu. La caméra de del Toro y fait toujours preuve d’une superbe fluidité, bien qu’à un degré moindre de celle opérant dans La Forme de l’eau. Quant à Bradley Cooper, pour qui le film devait servir de véhicule pour des prix éventuels, ce n’est pas lui faire injure de mentionner qu’en dépit d’efforts méritoires, il se fait quelque peu voler la vedette par ses trois collègues féminines (Rooney Mara, Cate Blanchett et Toni Collette), ainsi que par un formidable David Straithairn, acteur sous-estimé. Car si Bradley Cooper se montre excellent pour jouer l’empathie, le charme et l’humour, il se trouve malheureusement moins à l’aise pour représenter le calcul et la manipulation. Néanmoins, après les films de David O. Russell (Happiness Therapy, American Bluff, Joy), de Clint Eastwood (American Bluff, La Mule), et son propre film, A Star is born, avec Lady Gaga, où il se faisait déjà éclipser par sa partenaire, Bradley Cooper se trouve incontestablement sur la bonne voie. Mais dans le cas de Nightmare Alley, pour lui, tout comme pour Guillermo del Toro à la mise en scène, le potentiel de noirceur et d’émotion du projet est davantage reproduit que ressenti.
RÉALISATEUR : Guillermo del Toro NATIONALITÉ : américaine AVEC : Bradley Cooper, Rooney Mara, Cate Blanchett, Toni Colette, Willem Dafoe, Richard Jenkins, David Strathairn, Ron Perlman, Mary Steenburgen GENRE : Drame DURÉE : 2h30 DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company France SORTIE LE 19 janvier 2022