La Forme de l’Eau : la Belle et la Bête

La Forme de l’eau a été le film triomphateur des Oscars en 2018. Tournée par Guillermo Del Toro, cette histoire fantastique se déroulant lors de la Guerre Froide met en scène une étrange romance improbable entre une muette (Sally Hawkins) et un homme amphibie. Se fondant dans un moule classique de comédie romantique, elle ne renie pourtant pas l’imagination virtuose et le goût pour le monstrueux du réalisateur mexicain. Néanmoins le film, Lion d’Or à Venise, vaut-il la réputation qu’il a acquise tout au long de sa campagne de festivals et de cérémonies de récompenses? 

On retrouve dans La Forme de l’eau le goût inné du tératologique de Guillermo Del Toro, prédisposition mûrie depuis ses premiers films d’horreur, ainsi que son sens exceptionnel de la direction artistique.

Durant la Guerre Froide en 1962. Elisa, jeune femme muette, travaille comme concierge dans un laboratoire où est retenu prisonnier un homme amphibien. La jeune manutentionnaire tombe alors amoureuse de la créature. Avec l’aide de son voisin, fans de films hollywoodiens qu’il regarde sur sa télé en noir et blanc, elle décide de le libérer. Elle ignore cependant que le monde extérieur pourra être aussi dangereux pour lui.

On retrouve dans La Forme de l’eau le goût inné du tératologique de Guillermo Del Toro, prédisposition mûrie depuis ses premiers films d’horreur, ainsi que son sens exceptionnel de la direction artistique. Chaque décor de La Forme de l’eau est ainsi conçu et filmé avec un soin extraordinaire qui rejoint les conceptions du cinéma expressionniste. Le personnage d’Elisa Esposito, manutentionnaire innocente, rappelle beaucoup un mélange entre Cécilia de La Rose pourpre du Caire, pour son goût du rêve et sa volonté d’échapper à son morne quotidien, et Amélie Poulain pour sa naïveté, sa générosité et sa volonté de rendre service. Par moments, le film ressemble énormément à l’univers de Jean-Pierre Jeunet en raison de la prédominance du décor et de la direction artistique sur les personnages.  En transposant le fantastique dans un quotidien connoté historiquement (ici la Guerre Froide), le film est traversé d’échos de la filmographie de Del Toro, en particulier Le Labyrinthe de Pan pour la confrontation entre le faune et la jeune Ofelia, désignée comme princesse d’un monde souterrain, à l’époque du fascisme.  

Du simple point de vue de la mise en scène, le film est absolument éblouissant car cela fait assez longtemps que l’on n’avait pas vu une aussi belle fluidité dans l’enchaînement des plans et les mouvements de caméra. Quelques séquences de pure magie restent définitivement en mémoire comme celle de comédie musicale où pour l’unique fois, Elisa Esposito pourra enfin chanter (ah la Javanaise interprétée par Madeleine Peyroux), ainsi que des plans d’une sidérante beauté évoquant tout autant La Nuit du Chasseur que La Leçon de Piano

D’où provient qu’on éprouve un léger bémol à la vision de La Forme de l’eau? C’est que l’aspect scénaristique s’épuise dans la seule forme de la parabole et du conte de fées. L’opposition rêve-réalité, Elisa étant de plus affublée d’un handicap, apparaît un peu trop évidente. La forme, absolument parfaite et éblouissante, nuit un peu, par son abondance de biens, au fond qui est nettement plus limité, se réduisant à une romance du style La Belle et la Bête. Le cinéma de Del Toro s’est parfaitement fondu dans le modèle américain, ce qui a fait légèrement s’évaporer le charme et la magie de son cinéma. Si on enlève l’aspect fantastique, La Forme de l’eau ressemble à un film des Coen, mâtiné des influences de Jeunet ou de Woody Allen. Pour réaffirmer la singularité de son cinéma, demeure surtout ce corps amphibie qu’il est particulièrement passionnant d’interpréter : part maudite du cinéma de Del Toro que le cinéma américain n’est pas réellement parvenu à assimiler? refoulé de la dimension politique que l’histoire de la Guerre Froide n’a pas réussi à faire disparaître? Les options restent ouvertes mais n’enlèvent rien au pur plaisir de cinéma que ce film peut vous procurer.