N’attendez pas trop de la fin du monde : sauve qui peut (la vie)

Radu Jude apparaît comme le représentant de la nouvelle génération du cinéma roumain, après celle où figurent Cristian Mungiu, Cristi Puiu, Corneliu Porumboiu et le regretté Cristian Nemescu. Couronné par surprise en 2021 à la Berlinale avec Bad Luck Banging or Loony Porn, face au merveilleux Contes du hasard et autres fantaisies de Ryusuke Hamaguchi, Radu Jude se devait de confirmer avec son nouveau film. Là où Bad Luck Banging or Loony Porn apparaissait un peu surcoté et volontairement bordélique, N’attendez pas trop de la fin du monde confirme le talent du metteur en scène, en remportant le Prix spécial du jury au Festival de Locarno, et en faisant entrer comme dans une auberge espagnole toutes les histoires possibles du cinéma et de la vie.

Angela, assistante de production, parcourt la ville de Bucarest pour le casting d’une publicité sur la sécurité au travail commandée par une multinationale. Cette « Alice au pays des merveilles de l’Est » rencontre dans son épuisante journée : des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens avec de graves handicaps et des partenaires de sexe, son avatar digital et une autre Angela sortie d’un vieux film oublié, des occidentaux, un chat, et même l’horloge du Chapelier Fou…

N’attendez pas trop de la fin du monde confirme le talent du metteur en scène, en faisant entrer comme dans une auberge espagnole toutes les histoires possibles du cinéma et de la vie.

Avouons-le, nous n’avions guère été convaincus par Bad Luck Banging or Loony Porn, ce film valant surtout pour son introduction provocatrice et pornographique et sa dernière partie où l’institutrice était mise en accusation par les parents d’élèves. En-dehors de cela, le film recyclait beaucoup d’éléments godardiens en guise de dictionnaire des idées reçues à la Bouvard et Pécuchet. Face au film de Radu Jude, la finesse et la subtilité des Contes du hasard et autres fantaisies d’Hamaguchi laissaient des souvenirs infiniment plus mémorables. Reconnaissons à Radu Jude le mérite d’avoir donné plus d’ampleur à son cinéma dans N’attendez pas trop de la fin du monde. Ce nouveau film explore la journée d’une assistante de production dans Bucarest et nous permet de naviguer entre passé et présent (via des extraits d’un film des années 80 mettant en scène une autre Angela), réalité naturaliste (l’univers violent et vulgaire des automobilistes) et artifice numérique (avatar masculin sexiste et raciste d’Angela sur TikTok) et enfin anecdotes du monde du cinéma et faits divers de la vie ouvrière.

Ce film étant partagé entre ces éléments hétérogènes, apparaît par conséquent complètement imprévisible à chaque plan. Le dispositif peut amuser mais aussi lasser au bout de quelques temps. Néanmoins, malgré les saynètes de qualité très inégale (le face-à-face d’Angela face aux automobilistes, d’une assez grande vulgarité, les extraits plutôt laborieux du film des années 80, le défouloir des interventions numériques sur TikTok), il est assez rare de se retrouver face à un film entre noir et blanc et couleurs (oui, comme Oppenheimer) ayant des visées globalisantes et parvenant à sauvegarder malgré tout les moyens de ses ambitions. On y retrouve comme dans le film précédent du même auteur, l’influence de Godard mais davantage celle de Sauve qui peut, la vie, avec ses ralentis décomposant les mouvements des hommes et femmes du quotidien, que celle du Gai Savoir. A un moment, on est tenté de reprendre les dialogues de personnages qui considèrent que « si Goethe et Shakespeare vivaient encore, on ne publierait même pas Elena Ferrante« . Pour paraphraser Radu Jude, si Godard existait encore, il n’est pas certain qu’on accorderait autant d’attention au cinéma du metteur en scène roumain.

La partie la plus réussie du film concerne les visites d’Angela chez les Roumains afin de recruter des témoignages valables sur la sécurité au travail, où l’on ressent toute l’ironie de l’auteur face aux procédés des multinationales qui accordent la parole à des victimes pour se donner bonne conscience. Le côté patchwork, assez savoureux, du film ressort également avec toutes les anecdotes de l’histoire du cinéma qui sont ici compilées (sur le travail de fiction dès l’origine des frères Lumière, sur Chaplin et le tournage des Lumières de la ville, sur Uwe Boll, présent en personne, et sa technique de combat des critiques, etc). Le film culminera alors sur le plan-séquence fixe du tournage de la publicité relative à la sécurité au travail, renouant avec la grande spécialité du cinéma roumain, le plan fixe éternisant. On pouvait auparavant se plaindre de l’imprévisibilité du film, ne laissant pas un instant de répit aux spectateurs pendant plus de deux heures de film. Or, comme si Radu Jude nous avait secrètement entendus, il se pose enfin durant la dernière demi-heure, la caméra ne bougeant pas d’un iota, pour filmer avec une ironie ravageuse toute une famille rassemblée autour d’un accidenté du travail, devenu paralysé dans un fauteuil roulant. Quasiment à lui seul, ce morceau d’anthologie permet de sortir ce film de l’ornière formaliste dans laquelle il s’était engagé et d’incarner enfin un vécu véritable, ce qui permet à ce film carnavalesque et assez invertébré de laisser en définitive une impression positive.

3.5

RÉALISATEUR : Radu Jude 
NATIONALITÉ :  roumaine 
GENRE : comédie dramatique 
AVEC : Ilinca Manolache, Dorina Lazar, Nina Hoss, Uwe Boll
DURÉE : 2h43 
DISTRIBUTEUR : Météore films 
SORTIE LE 27 septembre 2023