L’Etranger : étrange goût d’inachevé

François Ozon représente un cas à part dans le cinéma français contemporain. Actuellement le cinéaste français le plus productif, au rythme métronomique d’un film par an (24 films au total), il n’est pourtant pas célébré par les festivals de cinéma ou les César. A ce jour, sa plus haute récompense est un Grand Prix du Jury au Festival de Berlin en 2019 pour Grâce à Dieu, grillé sur le fil pour l’Ours d’or par Synonymes d’un certain Nadav Lapid (Oui). Dans son oeuvre polymorphe, entre comédies vaudevillesques et drames psychologiques, L’Etranger rentre dans la catégorie des adaptations. Pourtant Ozon ne s’était jamais attaqué à une oeuvre aussi considérable, ses précédents faits d’armes en la matière concernant des adaptations de pièces de Fassbinder (Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, Petra Von Kant) ou le remake d’un film dramatique de Lubitsch (Frantz). Néanmoins, L’Etranger représente un tout autre défi car il s’agit d’un des romans les plus lus de la littérature mondiale, et spécifiquement l’un des trois romans français les plus connus. Comment Ozon s’est-il tiré de ce pari improbable?

Alger, 1938. Meursault, un jeune homme d’une trentaine d’années, modeste employé, enterre sa mère sans manifester la moindre émotion. Le lendemain, il entame une liaison avec Marie, une collègue de bureau. Puis il reprend sa vie de tous les jours. Mais son voisin, Raymond Sintès vient perturber son quotidien en l’entraînant dans des histoires louches jusqu’à un drame sur une plage, sous un soleil de plomb…

L’Etranger laisse un étrange goût d’inachevé, souffrant d’un défaut d’incarnation, ce qui ne pardonne pas avec un roman aussi habité que celui d’Albert Camus.

L’Etranger a déjà connu une adaptation cinématographique, celle de Luchino Visconti, coproduction franco-italienne, avec Marcello Mastroianni et Anna Karina. De l’avis général, et de Visconti lui-même, cette adaptation ne s’avérait pas très réussie, empêtrée dans une fidélité contraignante imposée par la veuve de l’écrivain. Même livre, même adaptation plus de cinquante ans plus tard, mêmes contraintes imposées cette fois-ci par la fille de l’écrivain. Côté fidélité, Ozon est resté fidèle à plus de 90% au roman d’Albert Camus. Les fans de l’écrivain et de L’Etranger, le livre, retrouveront donc dans le film tous les personnages de l’histoire avec un rare sens du détail et une restitution des dialogues et du texte, à la virgule près. Ozon avait sans doute peur de s’attirer les foudres de la fille d’Albert Camus et des nombreux lecteurs du roman. Il en résulte un travail assez besogneux et extrêmement scolaire de restitution, les modifications peu nombreuses ayant été effectuées à la marge. De L’Etranger, on ne voit à l’écran que des chromos figés en noir et blanc, beaux mais vides, vidés de leur substance, aussi dévitalisés que Merseault l’est de toute émotion.

Ce choix de photographie en noir et blanc est la première option d’adaptation prise, apparemment pour des raisons économiques. Or ce choix a pour effet d’installer un filtre, une distance regrettable entre le spectateur et l’histoire, comme si nous étions conviés à une suite de photos du studio d’Harcourt. On peut de même discuter le choix de Benjamin Voisin dans le rôle de Merseault qui, rappelons, n’est jamais caractérisé ni décrit dans le roman. En choisissant cet acteur qu’il avait déjà employé dans Eté 85, Ozon a suivi la ligne esthétique qui, de Camus à Visconti, considère Merseault comme un jeune éphèbe : Gérard Philipe (pour Camus) ou Alain Delon (choix initial de Visconti). Même s’il est un bon acteur (il l’a prouvé dans Illusions perdues), Benjamin Voisin n’est peut-être pas aussi incarné et intériorisé qu’un Delon l’eût été. Un autre choix aurait pu être possible, celui d’un petit brun nerveux, dans le style d’un Bruno Putzulu ou Richard Anconina jeune, ce qui aurait aidé à humaniser le personnage, en faisant comprendre son bouillonnement intérieur.

Les autres modifications d’adaptation, moins essentielles, s’avèrent bien plus justes, comme le fait de développer les personnages féminins, Marie, la compagne de Merseault (Rebecca Marder qui apporte une touche de sensualité) ou la soeur de l’Arabe tué. De même, on peut féliciter Ozon d’avoir rendu une identité à ce personnage en lui donnant un nom dans le plan final du film. Ces modifications marginales auraient gagné à être bien plus nombreuses, tant le roman est lénifiant dans sa première partie et bien plus stimulant, philosophiquement, dans sa deuxième.

L’Etranger laisse un étrange goût d’inachevé. Les intentions d’Ozon ne se trouvent pas en cause. Quasiment à chaque fois, Ozon a les bonnes références, comme le fait de passer Notes sur le cinématographe de Bresson à Benjamin Voisin, pour le faire travailler sur la notion de modèle au cinéma. Mais il souffre d’un défaut d’incarnation, ce qui ne pardonne pas avec un roman aussi habité que L’Etranger. Pourtant, malgré tout, pour être tout à fait honnête, il reste quelques images en tête du film d’Ozon, des plans qui traduisent le souhait d’un film sensoriel, sensuel et moins lisse. On regrette qu’il n’ait pas su faire davantage sien le fameux adage, « adapter, c’est trahir« .

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RÉALISATEUR : François Ozon 
NATIONALITÉ :  française 
GENRE : drame
AVEC : Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud 
DURÉE : 2h
DISTRIBUTEUR : Gaumont Distribution
SORTIE LE 29 octobre 2025