Comme l’Histoire a toujours raison – jusqu’à ce que ne soit démontré le contraire, les films représentant la guerre légitiment une certaine vision du monde. Quelques entreprises filmographiques récentes reviennent sur les conflits qui ont ébranlé le XXème siècle : la Première Guerre mondiale en parc d’attractions dans 1917, la guerre d’Algérie avec le précieux cinéma de Philippe Faucon et la clarté de son long-métrage Les Harkis, la Seconde Guerre mondiale avec le biopic fusillé de De Gaulle, l’écart valétudinaire de Spike Lee représentant la guerre du Vietnam sur Netflix avec Da 5 Bloods : Frères de sang. Ne citant que ces derniers, c’est oublier les guerres exportées et leurs lots de souffrance sur les territoires du monde entier. Si les films sus-cités n’ont pas grand chose à dire, ni à montrer, les derniers films en date qui révèlent un art cinématographique se sont penchés sur une figure dérivée de la guerre, le colon et l’articulation de son mouvement. Par exemple : Killers of the Flower Moon, War Pony, Godland, Pacifiction, Les Colons. La guerre, à l’ancienne, intéresse moins le cinéma récent si ce n’est à ressusciter des idées attristantes, carencées d’intelligence et d’un goût douteux pour l’art du cinéma. Tandis que l’état guerrier du monde s’aggrave de conflits en conflits, on peut légitimement se demander à quoi bon encore traiter de guerres anciennes au cinéma comme le fait le nouveau film de Roberto Minervini, réalisateur italien, qui plonge en pleine guerre de Sécession avec Les Damnés ? Qu’y puiser ? Pour dire quoi ? Quoi montrer ?
À l’hiver 1862, en pleine guerre de Sécession, une compagnie de volontaires est envoyée à l’Ouest pour explorer des régions non cartographiées. Lancés à la conquête de terres omises, les patrouilleurs s’interrogent sur le sens donné à leur entreprise.
La photographie de Carlos Alfonso Corral restitue les palettes de couleurs sublimes d’un paysage sauvage, les variations des paysages traversés jusqu’au paradis blanc, le soin apporté aux accoutrements des soldats, figures pauvres et radieuses dans ce monde où le beau est assassin.
Au petit matin, dans la forêt, une meute de loups est en train de dévorer la charogne d’un animal. Le monde dans lequel entrent ces hommes est profondément sauvage. “Cette terre a tout” dit un soldat ancien à un jeune qui l’accompagne. Il y a des pierres, du quartz annonciateur d’or, des élans, des cerfs, des ours, des loups, de l’eau, des poissons, des arbres. “Ça serait un bel endroit pour construire une famille.” Ou pour l’enterrer. Dans ce cinéma qui n’est pas sous domination narrative, le western se prête à la contemplation. Les hommes chargent leurs armes, les décrassent, jouent aux cartes, improvisent une partie de baseball, fument, attisent le feu, chassent, tuent et dépècent les animaux à manger, prennent soin de leurs chevaux. Entre eux, les hommes parlent peu. Ils attendent, beaucoup, regardent l’horizon, prêts à dégainer au moindre mouvement, à la moindre présence ennemie.
La formule en surprendra plus d’un, mais Les Damnés est un grand film d’action(s). Des actions certes minimalistes, mais des actions tout de même, celles du quotidien, celles qui permettent d’avancer jusqu’au lendemain, celles qui s’aventurent dans les petits gestes plus que dans les mouvements de conquête. À la manière du roman de Dino Buzzati, Le Désert des Tartares, les hommes regardent au loin, attendent longuement, sans l’espérer, le visage à abattre de l’ennemi. Au soldat qui le remplace pour faire bonne garde, un volontaire habitué des armes à feu lui délivre un conseil. “Fais attention à tout ce que tu vois et qui bouge.” À celui qui regarde le film, le chemin est tracé, le conseil est donné. Et ce qui nous est donné à voir est d’une beauté rare qui s’inscrit davantage dans la tradition contemporaine des westerns contemplatifs que de leurs homologues conquérants qui flamboient par acte d’héroïsme. À ce titre, la photographie de Carlos Alfonso Corral restitue les palettes de couleurs sublimes d’un paysage sauvage, les variations des paysages traversés jusqu’au paradis blanc, le soin apporté aux accoutrements des soldats, figures pauvres et radieuses dans ce monde où le beau est assassin.
S’il ne constitue pas de figure héroïque, s’il ne se limite pas à un personnage principal, Roberto Minervini ne passe pas pour autant à côté de son sujet : les hommes. La caméra restitue un centre net et des alentours flous. Ainsi, elle fait des visages sa bénédiction. Sa mobilité est proche d’une âme humaine. Elle rétablit la physicalité d’un espace et les maints maux de ces damnés, leurs pleurs, leurs difficultés, l’attente impossible, les pieds qui noircissent, les corps avalés par le froid. Les hommes s’en remettent à Dieu. Parce qu’avant tout, la guerre est une attente, les hommes ne sont ni bons ni mauvais, ils tuent, des ennemis invisibles sans les traits des monstres que nous leur connaissons. La guerre est une souffrance pour l’humanité. Resteront la beauté d’un corps qui se love contre la terre pour s’apaiser malgré les tirs qui l’assaillent, l’embrassade entre un père et un fils, les ponchos bleus, la neige qui tombe et recouvre les hommes d’un havre de paix.
Si le rythme en rebutera plus d’un, l’heure et demie du long-métrage n’est rien comparée aux cinq années que dura le conflit. Un autre conseil est donné de la part d’un des protagonistes : “Il faut tenir bon.” À quoi bon ? À cela : “D’ici-là, on gagne en expérience.” L’œil s’affute dans les mouvements légers et durs du film. Et quelle expérience que ces Damnés, touché par la grâce qui stimule notre visionnage. Voilà ce que peut encore le cinéma qui traite de ces guerres passées : il rend tangible la matérialité d’un conflit, sa bêtise et son absence de sens, faisant de part et d’autre des victimes, abandonnées sur un champ de bataille qui les avale. La guerre est sortie de son spectacle d’héroïsme, de ces récits où les gagnants, souvent absents des zones de conflits, s’offrent le beau rôle de la grande histoire.
RÉALISATEUR : Roberto Minervini NATIONALITÉ : italienne GENRE : guerre AVEC : Jeremiah Knupp, René W. Solomon, Cuyler Ballenger... DURÉE : 1h29 DISTRIBUTEUR : Les Films du Losange SORTIE LE 12 février 2025