Les Chroniques de Poulet Pou : retour sur Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan. Samet égal

Lisez à vos risques et périls — personnellement, je m’en fiche un peu d’être spoilé, même si je ne lis généralement rien sur un film avant d’aller le voir. Exception cette fois-ci, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai lu le résumé détaillé sur Cineclubdecaen. Je crois que ça change pas mal de choses, en particulier en ce qui concerne une certaine scène, qui joue sur l’effet de surprise. Mais c’est plus compliqué que ça. Le film est riche, et il le devient de plus en plus, si on y réfléchit — ce qu’il nous incite à faire —, et la scène, surprise ou non, peut se lire de bien des façons.

Revenons à notre introduction, le héros Samet, prof désabusé d’arts plastiques, est antipathique — personnellement, je m’en fiche un peu que le héros soit antipathique, cependant je ne serais pas honnête si je prétendais que je ça n’a pas joué sur mon appréciation immédiate. Halte au suspense, je suis sorti de la salle 2 du cinéma Scoop du Chambon-sur-Lignon déçu, en me disant que c’en était fini de mon idylle post-Poirier avec Nuri Bilge Ceylan — qu’on était revenu au temps de Winter Sleep ou autre Uzak, pensums dont j’ai un souvenir des plus négatifs. Mais c’est plus compliqué que ça. Même s’il manque les touches d’humour, discrètes mais frappantes, qui m’avaient plu dans les mirifiques Poirier sauvage et Il était une fois en Anatolie, le film est riche, et il le devient de plus en plus, si on y réfléchit. Est-ce parce que la mauvaise route de Haute-Loire que nous prîmes pour rentrer nous évoqua celles, la neige en moins, le lever de Lune en plus, de l’Anatolie profonde où se déroule aussi Les Herbes sèches — allez savoir.

Antipathique, pourquoi. Comportement inapproprié avec ses élèves, mauvaise foi, jalousie, fourberie, nette inclination à jouer les victimes, et surtout, melon maximum. Môssieur est un poète que la vie déçoit, on a un peu envie de lui mettre des claques — c’est du reste ce qui arrive dans l’histoire, en quelque sorte. Mais c’est aussi un être sensible et ouvert au monde. Bref, c’est compliqué, et le film va loin dans la peinture psychologique tchékhovo-dostoïevskienne (j’ai aussi pensé à Eustache, tiens). Puisqu’on est au rayon peinture/références, un mot sur le brueghelisme de la chose, tout ce qu’il y a de somptueux, avec des profs de collège à la place des chasseurs. Comme ce n’est pas suffisant, et peut-être même suspect aux yeux de qui guette l’académisme, précisons que la mise en scène ménage suffisamment de décrochages inattendus pour éviter l’écueil. Ajoutons que les comédiens sont excellents — je sais, je ne suis pas physionomiste, mais je vous le dis quand même, l’acteur principal m’a fait penser à Josh Brolin. Et l’interprète féminine, dont le beau visage qui semble toujours au bord des larmes fascine, n’a pas volé son prix à Cannes. Je n’ai pas envie de m’étendre davantage, sachez que dans le genre portrait monumental d’un type compliqué, ça a infiniment ma préférence face à la croûte Oppenheimer — j’entends déjà certains protester, Mec tu déraisonnes ça n’a rien à voir. OK c’est vrai, à ma gauche (on dit, Ouest, en géographie), 180 min, hystérie du cut, au rythme d’un compteur Geiger crépitant. À ma droite (Est), 197 min, combinaison de plans à la durée majestueuse, coupe fluide siglée NBC. Cependant il est amusant de constater que les deux films se terminent exactement de la même façon, sur un regard-caméra inquiet.