L’homme FM contre la femme ohm. 3h40 de combat douteux, ce n’est pas rien, il faut savoir s’y préparer et, à cet effet, parmi les spectateurs présents à la séance comble où je me suis rendu, certains crurent judicieux de dégainer leur gamelle odoriférante pendant la pub, libérant par là même un délicat quoique tenace parfum d’oignons dans la salle. La classe, eh. Mais laissons cela et revenons à notre jeu de mots façon télécoms en introduction, que les moins in-the-know d’entre nous apprennent que l’ohm est l’unité de résistance utilisée en électricité. Eh. Il me semble du reste que je n’étais pas encore taupin mais presque lorsque je vis pour la première fois le film, il y a de ça quasiment une trentaine d’années. Mais laissons ces bêtises, voulez-vous, et revenons à notre match de boxe mixte.
À ma droite, un concurrent tout ce qu’il y a de détestable — voyez-le systématiquement s’installer pieds chaussés sur les lits —, racheté par un sens de l’humour particulièrement développé (le film est drôle et la salle rit beaucoup, du moins pendant la première moitié), et le fait qu’il possède le charme irrésistible de son interprète, je veux bien sûr parler de JPL l’unique. À ma gauche, l’éternel féminin du titre, décliné en plusieurs visages, celui au menton carygrantesque de la diaphane et fascinante Françoise Lebrun en tête.
Je dis match de boxe, je dis combat douteux, c’est qu’on peut résumer la chose comme la description d’une lutte incertaine entre deux pôles — le masculin/le féminin, l’art/la vie, la forme/l’informe, le jour/la nuit, etc. Cependant c’est un peu court jeune homme, car combien de paradoxes ne sont-ils pas cultivés dans le film. Du reste, sont-ce des paradoxes ? On se demande si les contraires ne sont pas en réalité, comme dans les philosophies orientales, indispensables l’un à l’autre. Ainsi, le style réside dans l’alliance entre un texte on ne peut plus littéraire et une image quasi documentaire, tandis que le propos navigue entre un aspect foncièrement réac et une modernité radicale. À ce titre, j’ai relevé ce détail qui m’a amusé, vous avez la fameuse pique mascu contre le MLF, AKA le mouvement de celles qui ne veulent plus apporter aux hommes leur petit déjeuner au lit, et plus tard on entend un bel accord d’adjectif non conventionnel — ’’j’ai le cou et les épaules très douces’’.
J’essaie de faire court (et je n’y arrive pas, comme vous le constatez), mais aussi, comment faire court devant la richesse, la puissance et la beauté d’un tel film-monde ? Si vous trouvez réellement que c’est trop court, je ne peux que vous recommander la conf de Philippe Azoury au Forum des images, datant d’il y a quelques années, disponible sur internet. Elle est des plus éclairantes, en particulier sur le caractère auto-fictionnel de l’œuvre, et les rapports vertigineux qu’elle entretient avec la vie personnelle intime d’Eustache et de ses proches.
Ce que je voulais vous communiquer avec la plus grande concision, c’est que je vois le film raconter la lutte entre deux choses : d’un côté le formalisme, la volonté de maîtrise représentés par le personnage de Léaud, dandy à mèche et aux foulards négligemment-savamment noués, pour qui ’’il n’y a pas de hasard’’, le monde est une aire de jeu où tout tourne autour de sa bien-aimée personne. Il se le raconte et se la raconte dans une logorrhée à la langue châtiée, de préférence ’’avec les mots des autres’’, discours sans fin parsemé de — très amusants — jeux de mots et anecdotes. De l’autre, le chaos du vivant représenté par le ’’pôle féminin’’ — chaos dont l’expression ultime est le monologue confus, éthylique et larmoyant de Françoise Lebrun. Ce monologue est célèbre à juste titre, cependant ce n’est pas à mon sens la plus belle scène du film — c’est un moment dur, et tout le monde est déjà bien fatigué, spectateurs comme personnages. Ma préférence va plutôt à la séquence de la première nuit d’amour et du lendemain. Incroyable séquence, durant laquelle on passe du rire (le vieil amant aux yaourts, le prédicateur du petit matin), à l’émotion (les chansons de Fréhel et Paul Delmet), et à l’angoisse pure — les derniers mots de Léaud.
Je dis combat, je dis lutte, or celle-ci s’achève par la capitulation de tous les combattants, qui se sont épuisés eux-mêmes à discourir. Personne n’a vraiment gagné — Léaud est certes déconfit, mais Lebrun vomit. On atteint plutôt un état paradoxal de paix, ou au moins une trêve dans laquelle devient possible la coexistence des contraires. Bref, malgré tout le fiel déversé sur les utopies soixante-huitardes, c’est un film assez hippie. Avec demande en mariage par-dessus le marché. Paradoxe, toujours.