Les Chroniques de Poulet Pou : florilège Raoul Walsh

Mon premier film de Raoul Walsh, en tous cas le premier dont je me rappelle, fut Gentleman Jim, en plein air à la Villette, il y a des années. Énorme uppercut, pour ne pas dire direct du droit — énorme astuce pour les in-the-know que vous êtes, qui savez de quoi ça parle. À chaque fois que je me rends dans une de mes médiathèques préférées, j’espère en trouver le DVD, pour le revoir et le montrer à la personne chère à mon cœur, qui ne le connaît pas. Hélas non, aucune ne semble l’avoir. Quoi qu’il en soit, j’en ai vu des tas d’autres. L’information capitale que je souhaite vous communiquer est qu’il y aura à la Cinémathèque, dès le 30 août — et, vu le nombre de films réalisés, de 1913 à 1964, ça devrait durer un certain temps —, une rétrospective du borgne numéro un d’Hollywood. Peut-être pourrai-je enfin revoir Gentleman Jim. Petit florilège.

1. La Piste des géants (1930).

The Big Trail (en VO) me faisait de l’œil dans les bacs de la médiathèque François Truffaut depuis des années, je me demande pourquoi j’ai tant attendu avant de l’emprunter. Il n’est jamais trop tard pour bien faire — film magique. Dans la catégorie western, il y a cette sous-catégorie qu’on peut sans doute qualifier de séminale, je veux parler de celle du film de convoi de pionniers. Il y en a des tas, deux exemples me viennent à l’esprit, l’excellent Westward the Women de Wellman (Convoi de femmes, 1951), et l’indépassable Wagon Master de Ford (Le Convoi des braves, 1950), un de mes films préférés toutes catégories confondues, si vous voulez tout savoir.

Celui qui nous intéresse ici a la particularité d’être le premier grand rôle de John Wayne. Il est tout jeune, mais campe déjà le personnage qui fera sa gloire, ce cow-boy infaillible et tranquille, qui a tout vu, tout vécu, et viendra à bout de toutes les difficultés. Quoi de plus beau que de l’admirer assis nonchalamment en tailleur sur son cheval, quoi de plus émouvant que d’entendre la mythique voix nasillarde, reconnaissable entre mille, sortir de cette bouche juvénile, je vous le demande. Le naturel de John Wayne fait d’autant plus d’effet qu’autour de lui, les habitudes du muet sont encore nettement sensibles — cf. le méchant, incarné tout en mimiques par Tyrone Power Sr., dans son premier (et dernier) rôle parlant. À noter vers la fin, une belle scène de couple au pied d’un séquoia, scène à laquelle Hitchcock pensait peut-être en tournant Vertigo.

[NDLR, curiosité technique, ce film a été tourné en deux formats. Petit a, 35 mm, correspondant au DVD emprunté, format 4:3. Petit b, 70 mm, d’une durée plus longue, qui correspond à une sublime version dite Widescreen. Pour ne pas faire de jaloux, voici en illustration une photo de plateau format vertical, c’est mieux pour les séquoias.]

2. L’Escadron noir (1940).

AKA Dark Command en VO. OK, le film ne vaut rien sur le plan historique, ce qui lui attire les foudres de Bertrand Tavernier, qui n’hésite pas dans les bonus DVD à le qualifier d’odieux, tout en lui reconnaissant par ailleurs certaines qualités. N’atteignons pas tout de suite le point Godwin, ce n’est pas La Vie est belle de Benigni, mais le film décrit le massacre des habitants de Lawrence par le sinistre escadron du titre VF, c’est-à-dire les soudards commandés par William Quantrill — ici rebaptisé Cantrell, et interprété dans un style onctueux-menaçant quasi britannique par Walter Pidgeon —, et cette description est pour le moins édulcorée, car tel est Hollywood. OK, je suis tout aussi neuneu qu’ignare, car sans l’excellent quoique languide exposé du grand Tatave, je n’aurais capté ni que le film fût basé sur, ni qu’il distordît à ce point des faits historiques hélas bien réels, à savoir les exactions commises au Kansas par des guérillas sans foi ni loi pendant la guerre de Sécession.

Je n’aurais rien capté, et vous aurais bêtement dit avoir été subjugué par le charme du couple John Wayne + Claire Trevor, qui rempilent après le succès de Stagecoach de Ford (La Chevauchée fantastique, 1939). Ces précisions étant précisées, il n’en reste pas moins qu’un des points forts du film réside, à mon sens — Tavernier ne dit d’ailleurs pas autre chose —, dans les nombreuses et très amusantes scènes de comédie de sa première partie. Encore plus que dans celles d’action, quoique la chute de carriole dans la rivière depuis le haut de la falaise, ce n’est quand même pas rien. Mais ce n’est pas tout, outre son humour et sa vitalité, la réussite du film tient également dans le fait que, même si les personnages semblent a priori parfaitement caricaturaux, le scénario leur offre des scènes où, par le biais de questionnements moraux simples mais efficaces, ils acquièrent une belle profondeur.

Il s’agit en définitive d’un excellent film, si on le considère sous l’angle du divertissement hollywoodien, sans aspiration à l’exactitude historique. Il s’agit également du deuxième et dernier film de Walsh avec Wayne, après l’immense Piste des géants dix ans plus tôt, laquelle compte double vu qu’il en existe deux versions. Quel dommage qu’ils n’en aient pas fait d’autres — il paraît que c’est parce qu’à la suite d’un incident lors du tournage de The Big Trail, le délicat Duke se persuada que le Borgne était un sale type.

3. Une femme dangereuse (1940).

Cocktail inhabituel pour une série B hollywoodienne. 1, film social (camionneurs). 2, film noir (femme fatale). Le titre VO They Drive by Night privilégie le 1, le titre VF choisit le 2. La dernière fois que j’étais devant un Walsh avec Bogart, c’était La Femme à abattre, et j’ai passé tout le film à me dire que je l’avais déjà vu, sans être capable de me souvenir de quoi que ce soit à l’avance, mais en m’exclamant ‘’Ah, mais oui, c’est vrai’’ à chaque nouvelle péripétie. Ici, j’ai passé tout le début à me dire que je l’avais déjà vu, mais au fur et à mesure le film devenait de plus en plus différent de ce dont je me souvenais. En fait je ne l’avais jamais vu, j’ai confondu avec Les Bas-fonds de Frisco de Jules Dassin (Thieves’ Highway, 1949), autre film de camionneurs, mais sans femme fatale. Ida Lupino crève l’écran.

4. Intrigues en Orient (1943).

Espionnade dispensable où le gentil agent américain déjoue le complot nazi qui ferait basculer la Turquie du côté de l’Axe. Pas grand-chose à se mettre sous la dent, le film se paye la fiole de Pierre Laval, Peter Lorre rempile après Casablanca mais George Raft a nettement moins de charme que Bogart. C’est court mais le dernier quart d’heure paraît interminable.

5. L’Homme que j’aime (1947).

Ce n’est pas la première fois que je revois un Walsh en ayant complètement oublié l’avoir déjà vu. Ça m’est arrivé aussi avec l’excellente Femme à abattre. The Man I Love n’est peut-être pas aussi bien, mais il se regarde avec plaisir. Foin de Bogart contre la mafia, il s’agit d’un mélodrame porté par l’immense Ida Lupino. Elle joue une chanteuse de jazz qui tombe amoureuse d’un pianiste perturbé, interprété par celui qui fut Tarzan bis, nettement moins connu que Weissmuller — le dénommé Bruce Bennett AKA Herman Brix, très bon dans ce rôle d’artiste ténébreux. Je vais répéter ce que je racontais déjà à la première vision, à Hollywood tous les jazzmen sont blancs, et ça ressemble un peu à New York, New York — Scorsese paraît-il affirme s’en être inspiré. Cependant c’est plus centré sur le personnage féminin, et l’histoire d’amour n’est qu’une facette de l’intrigue, compliquée par des péripéties faisant intervenir la pittoresque famille de l’héroïne. À noter Robert Alda, en patron de boîte queutard collant, dont le visage fait penser à celui d’Antoine de Caunes.

6. La Vallée de la peur (1947).

AKA Pursued, célèbre vrai-faux western, gothique et psychanalytique. Le problème avec les chefs-d’œuvre certifiés, c’est qu’ils sont parfois un peu trop marmoréens, du genre mausolée de dix étages avec salle de bains de luxe, si vous voyez ce que je veux dire. Et puis la psychanalyse au cinoche, ça tombe vite dans le tarte-à-la-crème primaire. Bon, qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit, c’est super, et Mitchum est épatant. Mais je préfère quand même par exemple un Gun Fury (Bataille sans merci, 1953), beaucoup plus vrai western, beaucoup plus mineur mais beaucoup moins cadenassé.

7. L’Enfer est à lui (1949).

Voir et revoir. Film iconique, titre VF iconique, mais moins que l’iconique VO pré-velvetienne White Heat. Réplique iconique, Top of the world, Ma. (BOUM). Notons cependant que, comme cette autre réplique iconique qu’est Play it again, Sam, celle qui nous intéresse ici n’est en réalité jamais prononcée. Cagney l’iconique dit exactement, ’’Made it Ma. Top of the world’’. (BOUM). À part ça, vous vous en moquez sûrement, mais deux détails m’ont fait penser à Lynch, l’énergie du Mal monnayée en explosion (BOUM) — pas tout à fait atomique ici, mais bon —, et un bref mais sublime plan sur d’inquiétants sapins aux branches agitées par le vent.

8. La Femme à abattre (1951).

AKA The Enforcer. Je ne me souviens plus si je vous l’ai déjà dit, mais à chaque fois que je le vois, j’ai oublié que je l’avais déjà vu, et je ne me rappelle jamais de ce qui va se passer, jusqu’à quasiment la toute fin. Je sais juste que Bogart en proc contre la mafia est trop fort, et que c’est super.

9. Les Aventures du capitaine Wyatt (1951).

Distant Drums en VO. Un western en Floride, donc un eastern, maybe. Je me disais, Ah trop bien, un Walsh pour se remettre [NDLR, le post original mentionnait juste avant L’Œuf du serpent, Bergman aussi méconnu que plombant]. Hélas, j’ai été très déçu. Pour être franc, le commentaire de Tavernier, bien qu’énoncé avec la circonspection qu’on lui connaît, est nettement plus passionnant que le film lui-même. Tatave the great est fan, mais je proteste, deux poids deux mesures. Rappelez-vous, il n’avait pas hésité à qualifier d’odieux l’excellent Dark Command [cf. 2, NDLR], en raison de son inexactitude historique. Or ici, il relève bien que le portrait des Indiens Séminoles est on ne peut plus caricatural, mais il ne trouve pas du tout ça odieux. Ah, Hollywood.

Enfin bref, Indiens très méchants, péripéties téléphonées, aigles, serpents, alligators, rasage à sec au couteau, Gary Cooper raide comme la justice, partenaire féminine dont je n’ai pas retenu le nom fade comme pas possible, et cerise sur le gâteau, épuisant score continûment fortissimo — composé par Max Steiner, Tavernier adore, je ne sais pas comment il fait. Attachez-moi au poteau de torture qu’on en finisse. Non, finalement j’ai changé d’avis, je vais m’écouter un petit Rock Bottom.

[NDLR, autre curiosité technique, ce film est celui qui invente le fameux Wilhelm scream, entendu par la suite partout, dès qu’un Stormtrooper de l’Empire ou un antagoniste d’Indiana Jones se fait dégommer.]

10. Bungalow pour femmes (1956).

Titre VF mystérieux, mais de même la VO, The Revolt of Mamie Stover, ne prend sens qu’une fois qu’on sait de quoi il retourne — itinéraire de la pensionnaire d’un bordel qui choisira la réussite professionnelle et l’ascension sociale, plutôt que l’amour. La censure hollywoodienne édulcore son état de travailleuse du sexe, mais euphémisme n’est pas synonyme de malhonnêteté. Sans verser dans le néoréalisme, c’est glauque quand il le faut, et les rares scènes humoristiques sont bienvenues dans ce film plutôt grave, et en tous cas atypique dans la filmographie du grand Raoul, autant que parmi les films sis à Honolulu. Allons-y carrément, c’est même plutôt atypique comme mélodrame hollywoodien. La dureté des rapports entre le couple de héros, personnages qui ne sont pas du même monde et ne se comprennent pas, n’empêche pas une belle scène de rupture, où c’est le respect qui l’emporte sur la colère. Très beau film.