Les Chroniques de Darko : retour sur Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde : la société comme une machine à broyer l’homosexuel

Née dans les années 2000 avec son cinéma direct, réaliste, sobre et sans fioritures – absence de musique additionnelle ou de grands mouvements de caméra – s’attaquant de front aux maux de la société avec un ton critique acerbe et un certain sens de la satire, la nouvelle vague roumaine se rappelle à nous à travers ce film. Emanuel Pârvu en fait partie et a obtenu la Queer Palm au Festival de Cannes 2024 avec son troisième long-métrage de fiction Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde. L’histoire se passe au sein d’un petit village de province perdu au fin fond de la campagne où Adrian, un adolescent de dix-sept ans, vit avec ses parents le temps des congés scolaires. Il y fait la rencontre d’un étudiant de Bucarest avec lequel il se lie d’amitié avant que les deux garçons ne deviennent amants. Mais il rentre un soir chez lui, meurtri de coups et de bleus sur tout le corps et le visage. Il vient de se faire proprement tabasser, sans avoir eu le temps de voir ses agresseurs. Il porte plainte et c’est alors la police locale qui se charge de l’affaire.

Mais les choses ne sont pas aussi simples. En effet, un témoin désigne – avec mauvaise volonté et refusant de faire une déclaration en règle à la police, craignant visiblement pour son sort – les deux fils du potentat local, un certain Zentov. Et celui-ci a le bras long, ayant au sein de sa famille des représentants politiques importants capables de faire pression. Le père d’Adi a même contracté une dette auprès de lui, ce que Zentov, faisant preuve de chantage, ne manquera pas de lui rappeler lorsqu’il s’agira pour lui de demander au père de convaincre son fils de retirer sa plainte. D’autant plus que, comme Zentov le dit lui-même, il s’agit d’une histoire d’homosexualité – raison invoquée par les agresseurs eux-mêmes – pour laquelle il sous-entend que ça ne vaut pas la peine de condamner ses deux fils qui risquent tout de même la prison. Prenant bien soin de ne pas employer le terme contrairement à ses enfants qui, plus directs, n’hésitent pas à traiter Adi de « pédé » ou d' »enculé ».

C’est à une charge de toutes les institutions à laquelle on assiste : police, église, famille qui se liguent pour étouffer l’affaire et la régler au mieux de leur intérêt propre, oubliant le point de vue et la liberté du principal intéressé de vivre son homosexualité.

Chantage, pressions psychologiques et physiques, coercition, tous les moyens seront employés pour faire taire Adi et surtout son secret qu’Ilinca, une jeune fille de son âge, est seule à partager avec compassion pour les désagréments qu’il subit. C’est à une charge de toutes les institutions à laquelle on assiste : police, église, famille qui se liguent pour étouffer l’affaire et la régler au mieux de leur intérêt propre, oubliant le point de vue et la liberté du principal intéressé de vivre son homosexualité. Et le film montre à nu les rouages de la machine destructrice qui broie l’individu pris en eux. La demande de mise à la retraite anticipée du chef de la police dépend d’un geste de Zentov à l’administration de même que l’effacement de la dette du père d’Adi. Le prêtre – qui préfère par euphémisme appeler cela une prière – est appelé pour exorciser Adi contre son gré, ce dernier allant jusqu’à être attaché et bâillonné. Son père lui confisque son téléphone et sa mère l’enferme dans sa chambre, fouillant tout le village dès qu »elle ne le voit plus à la maison. Le visage d’Adi qui porte les stigmates de son agression témoigne de la violence homophobe que lui fait subir sa famille et tout le village.

Emanuel Pârvu condamne en bloc une société rétrograde, corrompue et à l’esprit étriqué qui ne voit dans l’homosexualité qu’une pathologie à soigner, qu’une maladie à guérir. Le prêtre se compare d’ailleurs lui-même à un médecin des âmes dans l’enquête qui le vise. La mère espère qu’avec le temps les choses passeront. Son père qui souhaitait que son fils s’engage dans la marine traverse le film comme éberlué, dépassé par les évènements qu’il subit d’une certaine manière, écrasé sous le poids d’une honte à laquelle il a du mal à donner un nom – il ne sera jamais question d’homosexualité en tant que telle entre le père et son fils, le père se contentant de reprocher à Adi de lui avoir menti. Et Zentov n’a pas assez de mots pour honnir les homosexuels qu’il voit comme des êtres malfaisants dont il faut se préserver à tout prix. Rappelons que l’homosexualité n’a été dépénalisée en Roumanie que depuis le début des années 2000. Mais qu’en Roumanie comme ailleurs il existe encore beaucoup trop de personnes homosexuelles en butte à la violence homophobe. Le constat d’ailleurs pessimiste du film montre qu’il est impossible de vivre son orientation sexuelle librement du moins dans de petites localités comme celle où vit Adi, la grande ville apparaissant comme un havre de paix auquel il aspire.