« Et, comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. »
Annie Ernaux a le vent en poupe, elle qui voit, à 81 ans, trois de ses œuvres adaptées au cinéma (J’ai aimé vivre là, Passion simple, L’Événement)… Pas une mince affaire de s’attaquer à ce monument féminin de la littérature qui est parvenu par son écriture à parler de son intime (par tendance autobiographique) tout en s’en distançant par son style réflexif autant que neutralisant.
Tout en utilisant l’œuvre, Audrey Diwan l’« adapte » (en ce sens, le travail est bien réussi, vu les transformations qu’elle fait subir au récit original) mais tente de « reprendre » le concept (le style ?) d’Annie Ernaux pour créer un film-événement (!), organisé autour du combat de son héroïne pour avorter (sujet hautement intime et politique), dans les années 60, tout en dépersonnalisant l’affaire : tente-t-elle le mimétisme avec l’œuvre d’Ernaux, le sujet doit-il forcément lutter contre le mélo, le poids du drame des interdits et ses conséquences inacceptables liés à la dé.conception, durant des années de vies de femmes, impliquait-il de refroidir autant une image tout en faisant porter au spectateur ce même poids de plomb ? Telle est la question face à un film, qui, récompensé, est nécessaire, à voir, mais finit par ne plus interroger ce qu’est le cinéma et le choix particulier de cette adaptation.
C’est qu’en effet, la technique cinématographique choisie par la cinéaste la conduit à se concentrer principalement (pour ne pas dire uniquement) sur l’héroïne qui « porte », Anne, à travers des plans-séquences sur les situations diverses qu’elle a à affronter, ou des plans au cadre très serré sur des éléments de son corps quand ce ne sont des gros plans : oui enfanter ou avorter est une affaire de femme et de corps mais aussi d’esprit, et de cœur. alors oui, nous pouvons, parfois, entrer dans la terreur, le désarroi, la gêne, l’incompréhension ou la colère du personnage, par cette manière immersive qu’a l’image de nous « porter » vers elle, pour autant, malgré toute l’énergie que cela demande à Anamaria Vartolomei – repérée dans L’Échange des princesses (et excellente au passage) –, à aucun moment il n’est possible de s’identifier, de compatir, de sourire ou de pleurer, bref, d’éprouver une quelconque sensation, un certain sentiment. certes on ressent la volonté d’un cinéma radical face à une situation historique non moins radicale, celle qui empêchait les femmes d’être libres de leur corps et de leur progéniture, mais tout de même, faire se contenter les spectateurs d’être les témoins des affres de la douleur (au passage, clin d’œil à La Douleur d’Emmanuel Finkiel, reprise du titre éponyme du roman de Duras) d’un corps en lutte pour la vie et d’un esprit en lutte contre ceux qui voudraient sa mort, reste quelque peu binaire et manque de profondeur (de champ comme de chant) au vu du temps écoulé depuis…
La loi Veil passe en 1975, Annie Ernaux publie son roman en 2000, soit le récit d’un phénomène vécu 40 ans plus tôt : si l’on ne peut remettre en cause la force visuelle d’un film qui rend à Anne ce qui est à Annie et le lourd impact naturel que la démonstration d’un tel emprisonnement de l’être dans une époque où les tabous, interdits, jugements régissaient le genre bien plus qu’actuellement et avec l’aide des femmes (pour rappel, l’avortement était passible de prison pour les médecins complices et les femmes elles-mêmes) provoque sur n’importe quel spectateur, il n’en reste pas moins que le décalage entre la froideur apparente du film et son réchauffement par le biais de personnages secondaires supplémentaires (un prof, un gynécologue, la famille, les amies, l’ami, un pompier) vis-à-vis de l’œuvre originale qui voyait son histoire plus concentrée finit par laisser penser que l’artiste, en faisant participer toute une communauté « politique » à un phénomène, n’a pas assumé le récit d’un événement qu’Annie Ernaux avait rendu aussi secret que transparent, aussi complexe que limpide, aussi fort qu’acidulé, et au service d’un progrès.
L’image-éclair qui montre le cordon ombilical attaché à ce qu’on suppose de fœtus au bout de dix semaines tomber dans la cuvette des WC d’un internat de filles au titre d’une nature morte (ou flottante), bien plus sombre et mortifère, empêche malheureusement d’y voir clair sur le projet d’un film, pourtant puissant, qui, s’il témoigne par endroits de mentalités rétrogrades, rétrograde dans sa propre lancée… à force de mimétisme de pensées…