La Condition : des femmes

Le travers premier qui peut guetter tout metteur en scène qui s’attaque au film d’époque, c’est l’inactualité de ce qui nous est montré, l’attention trop grande portée à la reconstitution historique au détriment du coeur battant du film, les personnages, en un mot l’académisme de la forme qui contamine le fond et finit par le faire disparaître. Autant dire qu’on s’en trouve fort loin avec La Condition qui n’oublie au contraire jamais ses personnages. Jérôme Bonnell a déjà à son actif quelques jolies réussites (Le Chignon d’Olga, Les Yeux clairs, ses premiers films avec Nathalie Boutefeu, Le Temps de l’aventure, A trois on y va), et surtout plus récemment, le téléfilm pour Arte, A la joie, où il parvenait avec une rare justesse à prendre le pouls de son époque, au temps du confinement. En retrouvant dans l’intrigue d’un film d’époque, adaptation plus ou libre du roman Amours de Léonor de Récondo, l’écho des préoccupations de notre temps (patriarcat destructeur, sororité réconfortante), Bonnell livre une oeuvre qui rend compte avec une formidable acuité de la lutte des femmes pour gagner une liberté qui leur était refusée.

1908. Céleste est une jeune bonne discrète qui travaille chez Victoire et André. Victoire, l’épouse d’André, est une bourgeoise qui s’interroge sur sa condition et les attentes de son milieu. Malgré tout ce qui les oppose, les deux femmes vont tisser un lien inattendu, bravant ainsi les conventions et les non-dits d’une société austère.

La Condition permet de filmer avec une nécessité et une acuité inédites le combat des femmes pour se libérer d’un patriarcat destructeur et aliénant.

L’actualité du film, Jérôme Bonnell la gagne déjà au filmage, en filmant ses personnages au présent, comme s’il filmait un reportage en direct en 1908, ce qui suffit à laisser de côté toute crainte concernant la désuétude de la forme. La modernité du cinéma, du regard du cinéaste se trouve là car il filme en ne s’embarrassant pas de précautions, prenant à bras-le-corps cette histoire de domesticité patriarcale. Bonnell orchestre alors une forme se trouvant entre les films des Dardenne et le ballet altmanien de Gosford Park.

Le patriarcat règne, avec pourtant un seul homme au milieu d’un gynécée (la mère du propriétaire, son épouse et ses deux domestiques, l’une plus âgée, l’autre plus jeune, Céleste). Bonnell a l’idée fantastique de confier ce rôle difficile à Swann Arlaud, dans un complet contre-emploi, qui permet de donner une humanité et une profondeur à un personnage qui aurait pu devenir une simple caricature. Car André est adepte du droit de cuissage qui avait particulièrement cours à l’époque, au début du vingtième siècle, juste avant la Première Guerre Mondiale. Principalement mû par ses pulsions bestiales et primaires, il viole sa bonne, tout comme il viole sa femme qui ne goûte guère ses assauts sauvages.

Un enfant naîtra de ces accouplements ancillaires, alors que son épouse reste inexplicablement stérile. D’où l’idée de faire passer l’enfant de la bonne pour celui de la maîtresse de maison. Bonnell interroge ainsi le principe de toute société bourgeoise qui est de préserver malgré tout les apparences. Les deux femmes au coeur de l’intrigue vont accepter ce marché de dupes puis vont finir par se lier, voire plus, si affinités. Dans ce tandem qui va se liguer contre son tortionnaire, Jérôme Bonnell confirme le talent éblouissant de deux merveilleuses actrices, Louise Chevillotte (remarquée dans deux Garrel, L’Amant d’un jour et Le Sel des larmes, ainsi que dans L’Evénement) et Galatéa Bellugi (Chien de la Casse, L’Engloutie). Ces deux grandes actrices d’aujourd’hui et de demain jouent à l’unisson leur partition en se complétant parfaitement. Dans un second rôle muet mais fondamental, Emmanuelle Devos interprète malicieusement le rôle de la mère d’André, ce qui permet d’éclairer de manière singulière la personnalité de son fils.

La Condition (bourgeoise? des femmes? celle que pose Victoire pour accepter le marché de son mari?) permet de filmer avec une nécessité et une acuité inédites le combat des femmes pour se libérer d’un patriarcat destructeur et aliénant. Une nouvelle réussite à mettre au crédit de Jérôme Bonnell qui se tire avec élégance du piège redoutable du film d’époque.

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RÉALISATEUR : Jérôme Bonnell 
NATIONALITÉ : française
GENRE : comédie dramatique, historique
AVEC : Galatea Bellugi, Louise Chevillotte, Swann Arlaud, Emmanuelle Devos
DURÉE : 1h43
DISTRIBUTEUR : Diaphana Distribution
SORTIE LE 10 décembre 2025