Juré n°2 : crime et châtiment

Les derniers films annoncés de cinéastes sont extrêmement rares. La plupart du temps, les metteurs en scène continuent à tourner jusqu’à ce que la mort les rattrape et croient toujours pouvoir filmer jusqu’au dernier moment. On se souvient de Bergman annonçant en 1982 que Fanny et Alexandre, chef-d’oeuvre indépassable, serait son dernier film pour le cinéma, avant de se raviser et ne livrer qu’en 2004 son ultime oeuvre, l’admirable Saraband. On se souvient aussi de Manoel de Oliveira, le légendaire cinéaste portugais, tournant son dernier film à 103 ans et disparaissant trois ans plus tard. On se souvient également de John Huston tournant dans un fauteuil roulant Gens de Dublin (The Dead) jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Clint Eastwood, à 94 ans, est peut-être actuellement le cinéaste le plus âgé encore en activité et aurait plus ou moins annoncé que Juré n°2 serait son dernier film. Un dernier film annoncé prend ainsi involontairement une signification et une dimension complètement différentes de tous les films qui l’ont précédé, en clôturant définitivement une oeuvre, et en en synthétisant les aspects essentiels.

Justin Kemp est sélectionné comme juré aux côtés d’autres citoyens dans un procès pour meurtre très médiatisé. Le père de famille va rapidement se retrouver aux prises avec un grave dilemme moral lorsqu’il découvre qu’il est peut-être à l’origine du crime.

Une sonde jetée dans le mystère et la complexité des âmes humaines. Vertigineux et inoubliable.

Pour son 42ème et a priori dernier film, Clint Eastwood se lance un nouveau défi : il n’avait jamais abordé le film de procès, hormis dans la partie finale de Sully. Au tout début du film, le film avance à un rythme très tranquille, presque plan-plan. On se dit alors que Eastwood a toujours été un cinéaste classique, très old school, et que ce n’est certainement pas à son dernier film qu’il va être séduit par les sirènes du modernisme. Du moins, espère-t-on échapper aux désastres d’Au-delà et Le 15h17 pour Paris, les deux seules véritables scories récentes de sa filmographie. Or, après une présentation très sage des protagonistes de l’histoire, certains jurés déclarent ne pas être très enthousiastes à l’idée de remplir leur tâche : le signal est ainsi donné. Clint va déconstruire le film de procès, ayant décidément plus d’un tour dans son sac. Il commence ainsi doucement, de façon presque trompeuse, en montant ensuite progressivement en puissance, maîtrisant parfaitement l’art du récit et de la tension ascendante.

Cry Macho était un film crépusculaire où Eastwood se filmait lui-même en cow-boy déclinant. Juré n° 2 se partage entre luminosité faussement bienveillante des scènes de procès et ténèbres torturées des flash-backs d’une nuit de déluge propice à des crimes ou accidents éventuels. Dans Le Cas Richard Jewell, Eastwood filmait un innocent que l’opinion publique considérait comme un coupable. Cette fois-ci, il s’agit d’un coupable (involontaire quoique…) qui passe de manière inaperçue pour un innocent. Ce qu’il y a de fascinant dans Juré n° 2, c’est tout d’abord la manière dont Eastwood filme Nicholas Hoult comme un reflet de sa jeunesse disparue, mais alors que le Clint de l’époque était sec et « impitoyable », cette fois-ci, le « héros » apparaît plein de failles et de doutes, comme si Eastwood nous disait au coin de l’oreille, « vous pensiez en me contemplant, que j’étais froid et sans pitié tandis que j’étais en fait bourré de complexes et en perpétuel questionnement ». Hoult est ainsi un nouveau substitut de la persona de Clint Eastwood qui ne cesse de hanter ses films, même s’il les a quasiment délaissés en tant qu’acteur depuis vingt ans (quatre apparitions certes infiniment marquantes dans Million dollar Baby, Gran Torino, La Mule et Cry Macho). Ce regard sur sa jeunesse, en en soulignant les fragilités et les manques qui n’étaient pas jusqu’alors apparus au grand jour, rend déjà Juré n° 2 passionnant comme exercice rétrospectif.

Au fur et à mesure du procès, et via des flash-backs disséminés sous forme de puzzle, Eastwood nous montre ensuite deux convictions qui s’effondrent progressivement : un futur père de famille, bien intégré dans la société, qui pensait n’avoir rien à se reprocher, finit par découvrir qu’il pourrait être à l’origine du crime qui fait l’objet du procès auquel il assiste en tant que juré ; une procureure, souhaitant monter en grade en faisant condamner l’accusé du procès, se rend compte que la vérité est peut-être tout autre que celle à laquelle elle avait cru. Cet enchevêtrement de cas de conscience et de vertiges de la morale trouve son climax dans une scène de dialogues sur un banc, d’une simplicité absolue, où l’une confesse « on croit faire le bien mais parfois on se trompe » pendant que l’autre réplique « la vérité n’est pas juste« .

Entre-temps, des délibérations tendues auront permis à Eastwood de rendre hommage au premier film génial de Sidney Lumet, Douze hommes en colère, en renversant les points de vue, le racisme présenté dans le chef-d’oeuvre de Lumet, se transformant en un préjugé wokiste, anti-féminicide et un réquisitoire contre la violence de l’homme blanc, dans le Eastwood, les deux points de vue produisant tous les deux des conséquences catastrophiques sur la perception de la vérité. Néanmoins, autant le film de Lumet s’affiche comme un plaidoyer in fine pour le bien-fondé de la justice, autant celui d’Eastwood montre l’impasse du système judiciaire, ses travers, ses pièges et ses illusions.

Mais cette référence cinéphilique au film de Lumet est sans doute une fausse piste, c’est le cas de le dire. Eastwood souhaite avant tout nous mener à l’intérieur des tempêtes se déroulant dans les crânes de Justin Kemp, le juré et de Faith, l’ambitieuse procureure (excellente Toni Collette). Face aux dilemmes moraux auxquels ils sont confrontés, choisiront-ils leur conscience ou la préservation de leur situation personnelle? C’est dans ce sens que Juré n°2 s’avère bien plus proche du roman de Dostoievski, Crime et Châtiment, voire de certains drames de Woody Allen (Crimes et délits, Match Point, Le Rêve de Cassandre, etc,) que du film de Lumet.

Par conséquent, ce que Juré n° 2 met en évidence, c’est que, bien au-delà des westerns et des polars, le thème principal des films d’Eastwood a toujours été essentiellement le conflit dans l’esprit humain, celui qui tourmentait par exemple Francesca vis-à-vis de sa fidélité dans Sur la route de Madison ou Butch par rapport à sa violence dans Un Monde parfait. Avec une économie totale de moyens, le dernier plan de Juré n° 2, une porte ouverte entre deux personnages qui ne prononceront pas un mot – Eastwood connaît la puissance prodigieuse du silence au cinéma – cette porte ouverte devient une sonde jetée dans le mystère et la complexité des âmes humaines. Vertigineux et inoubliable.

4

RÉALISATEUR : Clint Eastwood 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : thriller, drame 
AVEC : Nicholas Hoult, Toni Collette, Zoey Deutch, Chris Messina, Kiefer Sutherland, Leslie Bibb, Gabriel Basso, J.K. Simmons, Francesca Eastwood 
DURÉE : 1h54 
DISTRIBUTEUR : Warner Bros France 
SORTIE LE 30 octobre 2024