Great Freedom : la prison est un autre placard

Quelques jours après le lynchage à mort d’un homosexuel en Galice, le spectre des LGBTI-phobies plane toujours sur l’Europe. Un constat qui nous pousse à nous replonger dans l’histoire récente de l’homophobie, une histoire particulièrement méconnue et favorisée par des années d’invisibilisation institutionnelle. Un effort de mémoire initié en France notamment par le Mémorial de la Shoah du 17 juin 2021 au 6 mars 2022, avec l’exposition Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe Nazie, une plongée dans la surveillance et l’extermination institutionnelle d’homosexuels et de lesbiennes en France et en Europe. Par un certain hasard, le réalisateur autrichien Sebastian Meise propose pour le Festival de Cannes 2021 un film s’inscrivant dans le prolongement de cette exposition avec Great Freedom, chronique de l’incarcération d’un homme allemand pour son homosexualité. Un film dur et implacable, invitant à regarder en face les conséquences désastreuses d’une criminalisation qui a traversé tous les régimes politiques du XXème siècle.

Hans Hoffman est homosexuel – une situation qui lui a valu d’être persécuté toute sa vie. Après des relations sexuelles dans l’intimité d’une pissotière, la justice allemande l’enferme en prison, appliquant à la lettre les dispositions prévues par l’article 175 qui considère les relations homosexuelles comme criminelles et contre nature. Mais Hans Hoffman est un habitué de la maison : repassé plus de trois fois derrière les barreaux, rescapé des camps de concentration, l’homme s’accroche à la vie et à ses amours, restant fidèle à lui-même dans toutes les situations. Mais quand on a passé sa vie à passer des prisons mentales de l’homophobie aux prisons bien réelles de l’État allemand, peut-on encore espérer atteindre la liberté ?

« Si Great Freedom n’est pas un film heureux, il est cependant crucial. Tournant la caméra non pas vers l’avenir mais vers le passé, Sebastian Meise entreprend un nécessaire travail de mémoire, retournant aux fondements structurels et traumatiques qui déterminent les sexualités d’aujourd’hui. Un film qui touche au cynisme en même temps qu’il touche au superbe, et dont le constat final cruel nous rappelle l’urgente nécessité de lutter, encore aujourd’hui, pour les droits des homosexuels – et pour la mémoire de ceux d’hier, perdus en route vers l’ordre sexuel d’aujourd’hui. »

Avec Great Freedom, Sebastian Meise prend un certain nombre de libertés artistiques qui donnent toute sa force au film. La plus ambitieuse est sans doute le parti pris d’adopter une narration non linéaire, jonglant entre les différents séjours de Hans Hoffman en prison. Saisissant de cruauté, ce choix pousse le spectateur un peu plus proche du cynisme à chaque saut dans le temps, esquissant une généalogie sordide de la criminalisation de l’homosexualité dans laquelle l’Allemagne occupée par les Alliés puis le RDA ne serait rien d’autre qu’un enfant bâtard du Troisième Reich. Une critique acerbe rendue limpide lorsque Hans Hoffman recoud à l’atelier de couture un uniforme de soldat, recyclant pour ses nouveaux geôliers les uniformes de leurs prédécesseurs nazis. Dans cette prison sordide qui oppresse les hommes, dans ces cellules où le spectre des camps n’est que pudiquement abordé, le réalisateur se distingue par ses choix de mise en scène des corps : ambigu objet de désir, à la fois plein d’amour et marqué des stigmates d’années d’enfermement et de violences, le corps de Hans Hoffman, baigné d’une lumière orange transversale, brille par sa sexualité complexe, entre traumatisme et élan vital inflexible. Mais la caméra de Sebastian Meise ne laisse jamais les sentiments de ses personnages en reste : de la tristesse à la fraternité, l’acteur Franz Rogowski fournit une performance remarquable, pleine de profondeur et d’humanité, oscillant entre espoir et cynisme. Comme une envie de vivre entrecoupée d’appels du vide, Great Freedom résonne comme un cri de détresse : celui d’un homme cherchant à vivre, libre.

Choisissant de confiner sa peinture de l’homosexualité à un cadre répressif n’existant plus depuis des années, Sebastian Meise réussit pourtant à produire une étude terriblement vitale de l’homosexualité, retournant à ses fondements traumatiques et historiques. S’éloignant des films célébrant la joie et l’amour homosexuel, Sebastian Meise choisit au contraire de mettre l’accent sur le tragique au cœur de la condition homosexuelle, un tragique qui pousserait presque au cynisme. Car dans Great Freedom, l’amour homosexuel n’est au final possible que derrière les barreaux ; le monde libéral moderne, le monde de la libération sexuelle est incompatible avec ses ancêtres, victimes de la répression institutionnelle, brisés et inadaptés à ce nouvel ordre sexuel. Avec Hans Hoffman, l’ordre social à réussi son œuvre : repousser les homosexuels dans le placard en les enfermant dans des prisons dont ils ne pourront jamais sortir. La liberté tant rêvée, l’idéal qui l’a poussé à endurer pendant plus de quatre décennies toutes les dégradations n’est plus qu’une chimère, inconciliable avec une vie de violence et de persécution. Prisonnier de son passé, Hoffman ne sera jamais libre. Une ironie amère qui donne son titre au film, et qui pousse à son apogée dans une fin exemplaire une peinture acerbe de la répression de l’homosexualité.

Si Great Freedom n’est pas un film heureux, il est cependant crucial. Tournant la caméra non pas vers l’avenir mais vers le passé, Sebastian Meise entreprend un nécessaire travail de mémoire, retournant aux fondements structurels et traumatiques qui déterminent les sexualités d’aujourd’hui. Un film qui touche au cynisme en même temps qu’il touche au superbe, et dont le constat final cruel nous rappelle l’urgente nécessité de lutter, encore aujourd’hui, pour les droits des homosexuels – et pour la mémoire de ceux d’hier, perdus en route vers l’ordre sexuel d’aujourd’hui.

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RÉALISATEUR : Sebastian Meise
NATIONALITÉ : Allemande, Autrichienne
AVEC : Thomas Reider
GENRE : Drame, Romance
DURÉE : 1h40
DISTRIBUTEUR : Paname Distribution
SORTIE LE 9 février 2022