©Sara Fernández
©Sara Fernández

Entretien avec Jonas Trueba, réalisateur de Septembre sans attendre : faire confiance en la vie.

À l’occasion de la sortie au cinéma de Septembre sans attendre, le huitième long-métrage réalisé par Jonas Trueba, nous nous sommes entretenus avec l’un des réalisateurs les plus passionnants de ces dernières années qui prouve une nouvelle fois son génie à offrir une attention pleine aux mouvements et aux choses du monde. Dans un échange fluide, nous avons tenté d’éclairer son artisanat, de situer son cinéma au sein d’une industrie mondialisée et de comprendre la place de ce dernier film au sein de sa filmographie.

Lors de la présentation de votre film à la Quinzaine des Cinéastes, vous avez dit que Septembre sans attendre s’inscrivait dans la continuité de votre travail. On retrouve la même équipe technique, les mêmes acteurs. Vous avez créé votre propre société de production indépendante (Los Ilusos films), après l’expérience de votre film autoproduit Los Ilusos (2013). En quoi, est-ce important pour vous, de travailler avec les mêmes personnes, de cultiver l’esprit de groupe, de vous retrouver (traduction du titre original “Volvereis”) ?

Pour moi, c’est très important, cet esprit d’équipe. Je suis particulièrement conscient que tout ce travail, tous ces films que j’ai pu réaliser, je les ai réalisés grâce à ce groupe de personnes, le tout dans un climat de confiance commune. C’est un grand privilège, c’est la plus grande chance de ma vie comme cinéaste. Ça fait des années que ces personnes m’accompagnent sur ce chemin de pensée, de fabrication. J’ai effectivement les mêmes chefs de poste en technique, les mêmes acteurs. Je suis très fier de ça, de cette fidélité qui perdure. Ce qui est beau, c’est que cette relation n’est pas le fruit d’une proposition. On n’a pas signé de contrat entre les uns et les autres. Ça a surgi comme ça, et cette relation s’est soudée de projet en projet, de film en film. Aujourd’hui, c’est une famille pour moi, c’est la famille que j’ai choisie.

Vous êtes à la production et à la réalisation de vos propres films. En Argentine, le collectif Pampero fait figure d’exemple d’une production indépendante. Aujourd’hui, malgré l’arrivée de Javier Milei au pouvoir et le fait que les institutions culturelles n’accompagnent plus le financement des films nationaux, j’ai l’impression que ce collectif fera face aux difficultés ambiantes. Est-ce qu’avoir votre propre société de production, faire famille comme vous disiez, permet aussi de se prémunir de ce type de crise ?

Je suis ravi que vous citiez le collectif Pampero car je suis aussi un admirateur de leur travail que je suis depuis des années avec une grande attention. C’est effectivement un exemple d’indépendance, ou plutôt du développement d’une dépendance à eux-mêmes. Je pense que c’est un peu différent pour nous avec Los Ilusos parce que nos postes sont plus figés que les leurs. C’est un collectif, ils se nourrissent comme tels. Nous, Los Ilusos, on peut considérer que nous sommes deux réalisateurs – Itsaso Arana et moi-même – et la société de production permet de financer nos projets de réalisation avec des techniciens, des actrices et acteurs qui font également partie de la société de production et qui apparaissent régulièrement dans nos films. La naissance de Los Ilusos a eu lieu en temps de crise en Espagne. À ce moment-là, on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas autant dépendre d’institutions ou de pouvoirs politiques. On a travaillé à chercher d’autres voies de financements, d’autres chemins de pensées aussi. Ainsi, on est beaucoup plus solides face aux différentes crises qui peuvent survenir. D’ailleurs, Los Ilusos est le titre d’un des longs-métrages que j’ai réalisés. C’est le fruit d’un film réalisé avec quasiment rien, avec le peu d’argent qu’on avait, sans financement public. Après cette expérience, la plupart de nos films ont été faits ainsi. Ça prouve que nous sommes capables de fonctionner avec résilience. On fait partie de ces cinéastes qui s’adaptent au contexte et travaillent avec peu. Par exemple, pendant la crise du Covid, on s’est retrouvés pour filmer un nouveau projet commun. En seulement huit jours, Venez Voir avait été tourné. On avait déjà l’expérience de ce type de projet, à tourner rapidement, à faire avec peu de moyens, à s’adapter. Pour réaliser ce film, notre expérience collective a fait que c’était un avantage pour nous. Finalement, ça nous donne une personnalité dans le paysage cinématographique. On est un peu sorti du schéma traditionnel du cinéma qui tient à produire des films égaux. Quand arrivent les moments plus compliqués, plus délicats, on est mieux préparés. Je suis certain que le collectif Pampero est également mieux armé pour résister à ce mandat de Milei. 

En parlant de Venez voir, un de nos réflexes peut-être serait de ne pas le disjoindre d’Eva en août ni de Septembre sans attendre. De manière caricaturale : Eva en août se déroule en été et c’est le moment de la rencontre amoureuse à la fin du film. Venez voir, qui se situe en hiver et au printemps, développe l’idée de faire couple. Tandis que Septembre sans attendre, au moment où l’été se dilue dans l’automne, évoque l’idée de la séparation du couple. Avez-vous réalisé ces films avec l’idée d’un tout, comme le cinéma de Rohmer et ses Contes des 4 saisons ?

Cette idée est venue petit à petit. Initialement, avec Eva en août, j’avais un projet de trilogie. Finalement, des trois scénarios qu’on avait écrits, un seul a vu le jour et c’est devenu le film que vous connaissez, Eva en août. Certes, c’est un film sur le couple, mais c’est aussi et surtout le film d’une solitude, d’une déambulation à Madrid le temps d’un été avec différentes rencontres. C’est un film particulier dans les trois que vous mentionnez. Mais Venez voir, je le considère aussi comme un film particulier, certes avec des couples, mais ce sont des couples différents, le ton utilisé n’est pas le même que pour celui d’Eva en août et si je complète, Septembre sans attendre, c’est également un couple différent avec des caractères nouveaux, qui évoluent, d’autres dynamiques. Pour vous répondre, je ne les ai pas pensés comme un tout, en amont de leur fabrication. Ce n’est pas une série. Par ailleurs, je suis d’accord pour entendre que les trois films ont des relations, qu’ils se font écho, qu’ils peuvent s’emmêler, se répondre. Un film peut en compléter un autre, comme il peut aussi réfuter quelques idées précédemment traitées. Ces films ont seulement des relations, des répétitions, des variations.

Des répétitions et des variations qui existent au sein de votre filmographie et qui s’agglomèrent au sein même de Septembre sans attendre. Pour citer un de vos autres films, votre documentaire Qui à part nous, vous posiez à des jeunes la question de savoir comment ils aimeraient que le cinéma les représente. Ils vous répondent qu’ils en ont marre d’être représentés dramatiquement. Pour faire surgir un nouveau point commun au sein de votre filmographie, j’ai l’impression que vous échappez aux effets dramatiques pour gonfler votre film. Vous vous situez dans les creux des situations, dans les creux de l’action. 

Ce concept du creux m’intéresse. J’ai l’impression que la majorité du cinéma contemporain, du moins celui qui utilise à outrance les effets dramatiques, ne fait pas confiance en la vie. À bien des égards, toute la dramatisation se tient dans la vie : la tristesse, la joie, la surprise, la peur, l’anxiété… Je ne pense pas que le cinéma ait besoin de recourir à ces hormones de dramatisation pour gonfler une œuvre. Dans ma manière de faire du cinéma et de le penser, je préfère faire confiance en la vie, me nourrir de cette dernière et de l’ensemble de ses composants pour agréger mes œuvres.

Si l’idée initiatrice de Septembre sans attendre est une pensée éthérée, à savoir que le couple souhaite se séparer sans raison évidente, votre film se caractérise par une animation, presque une personnification des objets omniprésents. L’amour s’incarne dans l’achat d’une théière, dans les cartes qui prédisent l’avenir, dans un tableau offert, dans deux fauteuils dont le propriétaire dit qu’il ne peut « les vendre séparément, car on ne sépare pas un couple. » Pourquoi donner une telle importance aux objets ?

Parce que les objets détiennent une importance cruciale dans nos quotidiens. Avec mon chef décorateur, on utilise parfois des objets qui ont déjà servi à des précédents tournages. Ma tasse peut apparaître à l’écran, les films et les livres qui nourrissent mes films également. Dans Septembre sans attendre, les objets sont également des vecteurs de messages. Les personnages peuvent s’avérer peu directs dans leurs échanges et les objets représentent parfois mieux un dialogue, un sentiment, une situation. Nos objets sont constitutifs de nos vies, ils nous accompagnent, nous nourrissent, nous caractérisent. Ils disent autant ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas. Ils peuvent montrer nos peurs, nos faiblesses.

Si le film est composé de matières, une autre matière est au cœur des échanges : le langage. Vos personnages hésitent à dire des choses, ils titubent, tentent de trouver les bons mots. D’ailleurs, on retrouve ça dans les Exilés romantiques, où au Jardin du Luxembourg, l’espagnol Vito (Vito Sanz) entreprend de déclarer sa flamme à une jeune Parisienne dans un français particulièrement maladroit. Ça rejoint l’intuition de Cavell (Stanley Cavell, philosophe et écrivain américain dont les travaux les plus célèbres portent sur le cinéma, NDLR) que vous citez explicitement dans le film, que l’amour se construit par la discussion, et par ces questionnements, on peut s’améliorer et on peut même atteindre certaines certitudes. Trouvez-vous des certitudes dans le langage final de votre film ? 

J’ai toujours plus de doutes quand je termine un film que lorsque je le commence (rires). Ce n’est pas un mal. Le film me permet de comprendre des choses sur moi-même, sur les autres, sur mes questionnements personnels. Ce qui est certain, c’est qu’à la fin d’un film, je peux considérer que j’ai avancé. Un film, il capte un mouvement de pensée. C’est l’exposé d’une maladresse, d’une recherche, d’illusions et d’un travail de réflexions communes. Je crois que c’est également un témoignage de nos faiblesses, du ridicule de notre existence. 

Entretien réalisé par Thomas Pouteau le 28 août 2024.