À quelques jours de la sortie d’After blue (Paradis sale), second long métrage de Bertrand Mandico après Les Garçons sauvages (2018), alors que le film a participé à un très grand nombre de festivals dans le monde, les avant-premières se bousculent du nord au sud de la France. Bertrand Mandico nous accorde un entretien, long, riche, aussi précis que spontané, un entretien-fleuve : à la manière d’une traversée du Styx avec pour seule escale ce paradis sale, nous traversons ses mondes en direction de la planète extra-terrestre. L’occasion d’aborder avec le cinéaste la lettre et l’esprit, soit la méthode Mandico pour en arriver à cet ovni de film.
Le récit d’After blue (Paradis sale) se déroule sur une nouvelle planète, faite rien que pour les femmes, puisque, suite au dérèglement hormonal vécu par les humains sur la Terre (ce qu’annonçait le récit des Garçons sauvages avec la perte de leur pénis), les hommes en sont exclus. Là-bas, on croise la route de Roxy (Toxic), Zora, Kate(rina) Bush(ovsky) ou Veronika, respectivement fille, mère, sorcière populo ou bobo, soit des vivantes. Mais ce sont aussi des mortes et leurs esprits, incarnés par Luz, Chiara ou Ivresse, qui viennent faire basculer le destin des deux héroïnes, obligées de partir dans une traque vengeresse à la recherche de la femme au cou velu et au 3e œil ! Mécanique des fluides comme hybridité des milieux qui se mettent en place au service du transgenre, le spectateur en a l’habitude, et de la recherche du sublime, visuel comme sonore, à partager la longue, lente et tumultueuse traversée de ces singes, seins, saintes…
LE TITRE
After blue (Paradis sale) : un double titre ou un titre avec sous-titre (Desplechin est un des rares cinéastes français à faire des titres phrases), deux langues. Pourquoi ?
Ce titre est double comme le film l’est. Le premier titre était Paradis sale, qui sonnait bien, mais il me manquait une dimension plus ouverte, plus internationale, quelque chose de plus psychédélique. Après la Terre, la planète bleue, After blue, parce qu’après la mort, le bleu est la dernière couleur qu’on voit, et parce que je voulais un titre sucre et sel, douceur et piment, français et anglais.
Ce nouveau paradis – qui montre qu’aucun paradis n’existe au fond – est ici habité de
femmes qui ont quitté l’enfer terrien pour en retrouver un autre. La saleté se propagerait donc partout?
Ce sont les humains qui salissent tout ce qu’ils touchent. La planète est particulière en effet mais elle n’est pas prédatrice, donc idéale. Le seul prédateur pour l’humain est l’humain, avec les types de relations conflictuelles qu’il crée de façon inhérente : celle entre les dominants et les dominés. Sur cette planète où les hommes n’ont pas survécu, des communautés féminines se mettent en place, avec des lois pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Mais des rapports de pouvoir se mettent malgré tout en place, qui dit pouvoir dit hiérarchie dit abus, et le non-respect des règles jusqu’aux punitions, c’est seulement cela qui salit les choses. Alors oui un personnage démoniaque décide de prendre la défense de la planète mais pour ses propres obsessions.
Kate Bush est pourtant une prédatrice !
Oui mais elle reste une prédatrice humaine. Est-ce que c’est la planète qui la révèle ? Est-ce que c’est à force d’absorber des poudres et de manger des champignons… Ce personnage est à cheval dans l’autre monde : quand elle est découverte, à moitié enterrée, elle a le corps dans le monde des morts, la tête dans celui des vivants. Elle a en réalité les attributs du génie du conte des Mille et Une Nuits. Quand elle est délivrée, elle est en colère mais elle va proposer d’exaucer trois souhaits, ce que l’on comprend même si Roxy ne les formule pas directement car ils sont enfouis en elle. Mais elle va chercher en elle ses désirs les plus sales et ses pulsions négatives. Kate Bush possède cette dimension de prédatrice mais je la vois comme une Sphynge, énigmatique, une passeuse. Entre deux mondes, c’est par elle que Roxy d’ailleurs, prendra conscience de son don de réconforter les morts.
GENRE VERSUS TRANS ?
After blue (Paradis sale) est un western (NDLR : Dans le patrimoine cinématographique, le genre s’était circonscrit dans une période entre le début de la guerre de Sécession
et ce qui a été appelé la fin de la « Frontière sauvage », même si on trouve bien des westerns contemporains), genre auquel vous vouliez déjà vous confronter
20 ans plus tôt avec un récit d’hommes se passant en Amérique du Nord (NDLR : J’ai tué Frank Red). Ce genre est circonscrit du point de vue temporel, géographique et cinématographique, car pris entre conquête, territoire, frontière, identité. Dans After blue (Paradis sale), on est bien face à la conquête d’un territoire sur une planète par des pionnières exilées, des guérillères comme vous les appelez, vivant par, pour, entre elles, autrement. Comment passe-t-on du premier au second projet, du masculin au féminin, en jouant sur les frontières du genre, en les dépassant via l’image et la narration ?
L’origine du projet est liée à ma fascination de la colonisation de l’Amérique du Nord, par des colons qui continuent de parler leur langue, et… ont soif d’or. Dans ce monde d’hommes, Katia Golubeva (NDLR : actrice russe, décédée en août 2011, jouant entre autres dans Pola X de Leos Carax, Twentynine Palms de Bruno Dumont, J’ai pas sommeil de Claire Denis, Few of us de Sharunas Bartas) devait jouer le père, grimée en homme, les prémisses d’inscrire les actrices dans des récits d’hommes était déjà là. Le projet ne se réalise pas, mais toujours en moi, résonne la phrase des Garçons sauvages « L’avenir est femme, l’avenir est sorcière » que je veux figure de proue de mon prochain film. J’ai repris ma trame initiale, ai féminisé tous les personnages, inventé la maladie comme la bonne raison de me débarrasser des hommes. J’ajoute l’idée de transidentité qui m’est chère avec le dérèglement hormonal qui tue les hommes nés hommes et épargne les femmes nées femmes. Choisir de montrer ces communautés est une façon de rebondir sur les communautés de sorcières ou de femmes savantes qui partaient entre elles pour créer des sociétés utopiques. Et de montrer comment chaque individu mis à l’écart de la société se révèle et peut devenir ce qu’il est. Une jeune fille rêve de s’épanouir, c’est Roxy, prête à tout recevoir de la vie, mais elle est rejetée par la communauté. Une mère, Zora, fait tout pour être intégrée dans la communauté, mais elle a un accent d’étrangère, son statut de coiffeuse la place en bas de l’échelon social aux yeux des autres. Elle restera obsédée d’y appartenir. C’est la Mère Courage et le père lâche. Alors les frontières ? Alors on a beau fragmenter, les supprimer, finalement, elles sont recréées par les micro-communautés car même si les gens se regroupent, les barrières, territoires, interdits et frontières se recréent, et la querelle persiste de façon inévitable. La frontière m’emmerde, alors j’essaie de l’oublier, et puis, comme on la voit revenir perpétuellement, je la recrée, artificiellement.
S’il s’agit d’un western, la science-fiction vient pourtant fusionner avec le conte, et, avec
la présence de la voix off et de la morale de la Vérité (incarnée par Nathalie Richard), les faces caméra, le film tient de la fable. Ce mélange des genres vient-il correspondre à l’état actuel de l’image, transgenre, miroir des évolutions de l’être et de la société ?
Le transgenre humain et artistique ne se différencient pas pour moi. La transidentité des œuvres est une nécessité actuelle. Je me suis reposé la question : faire le western envisagé en 2021 ? non ce n’était pas possible, c’est usé. L’idée du transgenre, de la fusion, du prototype hybride, sans tomber dans la parodie, m’intéresse. Je veux créer une œuvre qui jouerait avec sa triple identité parce qu’elle aurait gardé le meilleur des codes des genres avec lesquels je joue.
N’est-ce pas là le risque de perdre le spectateur ?
Le spectateur peut refuser la nouveauté, la complexité. Le problème est qu’on est dans une époque de l’image en mouvement, on consomme de l’image partout, de la télé avec les séries au téléphone, l’image abonde, tout le monde en produit. Le spectateur est donc censé être apte à recevoir un autre type d’image, à faire un pas de côté, offert par un créateur, ce qui est la moindre des choses de sa part. Je n’ai pas envie de proposer le même type de recettes qu’on trouve partout : plutôt que l’autoroute, je préfère la déviation, pour ses paysages différents, ses aventures inattendues, et alors même que mon récit part d’un point A pour arriver à un point B. Mes trames sont plutôt classiques, et, dans After blue, on est dans une quête, une errance, un récit picaresque, avec un scénario simple. Ce sont les digressions et excroissances qui rendent mon cinéma un peu plus expérimental, parce qu’il est également nourri des films que j’ai vus, et toujours avec la conscience de ce qui existe déjà.
Les éléments, la mer, la terre, les champignons, comme la présence du minéral, prennent le dessus dans l’image. La nature semble prédatrice, Zora ne trouvant pas grand-chose pour les nourrir, sa fille et elle. Cette présence, comme l’abandon d’une planète aride, dévastée et malade, et la référence ironique aux armes du luxe (avec Gucci, Smith, Prada) que porte Veronika Sternberg (Vimala Pons) font-elles d’After blue (Paradis sale) une fable écologique vantant le triomphe de la nature sur l’être?
Bien sûr que c’est une fable écologique mais sans être un film à thèse. Je choisis des
personnages, qui ont quitté une terre pourrie, vivent un peu comme des Mormons, dans une nature âpre mais pas hostile. Les champignons pincent, les chenilles et le cheval s’entendent, c’est bizarre mais pacifique car personne ne dévore personne. L’humain veut dompter tout ce qu’il touche, alors oui il y a une double ironie, avec la critique de la société de consommation, prête à tout pour survivre, et le jeu sur les noms de marques qui sonnent réellement pour moi comme des armes. Sous couvert d’être artistes, des confrères acceptent l’argent des grandes marques pour faire leurs films, ce n’est pas mon choix.
Nature de qui l’être a à apprendre donc… Les Garçons sauvages comme After blue
(Paradis sale) sont des films d’apprentissage comme on dit des romans, des films
d’émancipation. Mais s’émanciper de qui ou de quoi exactement, une fois éliminés les
hommes, devenus, pour le seul qui a les attraits du masculin, une machine à faire jouir
non plus de ses testicules mais de ses tentacules ?
Il y a en effet la même dynamique dans les deux films, avec la notion de punition : on punit les garçons sauvages pour leur crime barbare et cruel, on punit Roxy et sa mère. Or, je suis contre la punition. L’île est révélatrice : de leur part féminine, et de leur transformation en femme, ce qui fait passer les garçons de l’autre côté, et relativiser les choses. C’est plutôt une chance. Et, dans After blue (Paradis sale), la quête punitive, de vengeance – le vieux ressort du cinéma, qui fait jubiler la pulsion primaire du spectateur quand Clint Eastwood bute quatre mecs par exemple – je la remets en question. Dans le récit, la vengeance n’est ni choisie ni assouvie, et, elle devra faire avec les esprits et les morts. C’est cette révélation qui permet de bâtir quelque chose. Le territoire est vierge, mais une fois que les morts sont là, l’humain doit faire avec, communiquer avec eux. Le passage vers un autre sexe et mieux comprendre le genre dans Les Garçons devient dans After blue le passage vers l’autre monde, et la communication avec les esprits pour mieux les entendre.
LA MÉTHODE ET L’ESTHÉTIQUE MANDICO
L’ambiance (l’atmosphère, les décors, les couleurs et lumières) comme les personnages du film, sont fiévreux : les personnages suent, transpirent, boivent et jouissent, ça pleut, vente et suinte partout. Le tournage s’est effectué en 7 (et non 9) semaines et demie, avec divers obstacles liés à la météo, notamment (NDLR : neige, inondations, vent, problèmes d’acheminement liés aux grèves des Gilets Jaunes). Cette attention, portée à la matière corporelle, ce travail sur les chairs (les tissus aussi) et les strates qui réagissent en fonction des éléments font-ils de votre cinéma un cinéma de performance, tant pour vous que pour les actrices ?
Le tournage est en effet une performance, à la manière d’une épiphanie. Tout ce que je donne à voir est vrai, c’est là que se produit mon cinéma-vérité, car tout dans le processus doit converger vers cet instant du tournage où les actrices, techniciens et moi devons capter un rayon, rendre « le » moment. C’est performatif de donner corps aux idées, et par le jeu des artifices pour que les choses s’incarnent. Le corps dans le décor, c’est vraiment mon moteur : le corps s’inscrit dans le décor, y joue, le décor n’est pas juste sa toile de fond. L’interaction est totale : en le mettant à rude épreuve, à le révéler, à lui donner des émois ou des douleurs, le décor est primordial pour le corps, qui réciproquement le lui rend bien.
Vous vous revendiquez d’un cinéma pop. Certains disent votre style pompier, d’autres le voient flamboyant depuis votre premier long métrage. Couleurs saturées, lasers fluos, des paillettes viennent remplacer les plumes pour transcender la banale image du monde. After blue (Paradis sale) explore des couleurs et des gammes chaudes, contrairement aux Garçons sauvages, des couleurs qui semblent entrer en résonance dans l’image ou se dérégler en situation, à la manière des synesthésies rimbaldiennes (NDLR: Voyelles, le célèbre poème d’Arthur Rimbaud).
La couleur vient justifier l’extra-terrestre, il fallait que j’incarne, au-delà des éléments
artificiels, la couleur d’un autre monde. Les logiques ne sont pas terrestres, ce n’est pas le
soleil et ses phases dans le ciel, mais plutôt les nuages, avec des dominantes « anormales » qui évoluent aussi selon le lieu dans lequel je tourne. Mon travail est sensitif, je pousse la couleur à son paroxysme selon les séquences, avec l’artifice d’une couche d’éclairage coloré, et sur toute la longueur pour que le spectateur y croit mais sans être kitsch. L’art pompier ? C’est une reproduction des classiques adapté, du kitsch qui se prend au sérieux, moi je suis dans le pop avec des références à la bande dessinée, à des choses pas forcément nobles, qui viennent se mêler avec quelque chose de plus classique, d’où le côté hybride. Plus on est dans la retenue, moins on choque, alors si on travaille la flamboyance, on l’assume : elle peut impressionner, et même laisser des personnes de côté, car on ne la comprend et qu’on la rejette. Mais ne pas faire l’unanimité n’est pas un problème pour moi. J’estime que je ne prends pas les spectateurs pour des imbéciles car j’essaie de les faire sortir de la zone de confort. De ce qui se trouve partout. Alors oui, ça bouscule, même si je ne vise pas fondamentalement la provocation. Au cinéma, la forme est un vrai problème : on peut vouloir avoir de la forme et du fond à la fois, et ce n’est pas parce qu’on s’intéresse à la forme qu’on n’a rien à dire !
Propos recueillis par Ana Hyde le 4 février 2022.
La suite [Partie 2 : Tu (ne) tueras (point)] de ce passionnant entretien avec Bertrand Mandico bientôt sur notre revue en ligne !
Photo de Bertrand Mandico : copyright Gabrielle Denisse.