Suite et fin de notre passionnant entretien avec Bertrand Mandico.
À quelques jours de la sortie d’After blue (Paradis sale), second long métrage de Bertrand Mandico après Les Garçons sauvages (2018), alors que le film a participé à un très grand nombre de festivals dans le monde, les avant-premières se bousculent du nord au sud de la France. Bertrand Mandico nous accorde un entretien, long, riche, aussi précis que spontané, un entretien-fleuve : à la manière d’une traversée du Styx avec pour seule escale ce paradis sale, nous traversons ses mondes en direction de la planète extra-terrestre. L’occasion d’aborder avec le cinéaste la lettre et l’esprit, soit la méthode Mandico pour en arriver à cet ovni de film.
Le récit d’After blue (Paradis sale) se déroule sur une nouvelle planète, faite rien que pour les femmes, puisque, suite au dérèglement hormonal vécu par les humains sur la Terre (ce qu’annonçait le récit des Garçons sauvages avec la perte de leur pénis), les hommes en sont exclus. Là-bas, on croise la route de Roxy (Toxic), Zora, Kate(rina) Bush(ovsky) ou Veronika, respectivement fille, mère, sorcière populo ou bobo, soit des vivantes. Mais ce sont aussi des mortes et leurs esprits, incarnés par Luz, Chiara ou Ivresse, qui viennent faire basculer le destin des deux héroïnes, obligées de partir dans une traque vengeresse à la recherche de la femme au cou velu et au 3e œil ! Mécanique des fluides comme hybridité des milieux qui se mettent en place au service du transgenre, le spectateur en a l’habitude, et de la recherche du sublime, visuel comme sonore, à partager la longue, lente et tumultueuse traversée de ces singes, seins, saintes…
LE TISSEUR DE LIENS
Vous utilisez régulièrement la rétroprojection, depuis Boro in the Box jusqu’aux Garçons sauvages, une technique ancienne que le fond vert a remplacée mais qui semble revenir. Les procédés anciens comme les plus actuels (avec le numérique) donc intimement liés et vous dites qu’ils facilitent le travail des actrices qui peuvent éprouver en direct l’ambiance dans laquelle leurs personnages évoluent. Ce seraient donc les trucages qui seraient synonymes d’une exploration à faire émerger, pour l’actrice comme le film, leur vérité ?
Ma vérité est que je fais du cinéma et que je montre que j’en fais. Je ne fais pas du réalisme, j’assume l’artifice dès la première image. Je fabrique, mais pas du réel. Je raconte une histoire de cinéma, et il faut plonger dedans. L’idée de la vérité est que ce qui sort de ma caméra n’est pas retravaillé après, car si l’image n’est pas porteuse de ce qui s’est passé durant le tournage, elle se désincarne. La rétroprojection est certes un effet qui trompe la caméra qui la capte, mais si j’y crois, le spectateur y croira. La rétro est du méta cinéma, on projette une image derrière un écran filmé et qui sera projetée, c’est du cinéma pur. D’ailleurs, il y a un retour à Hollywood, pour intégrer les personnages et les matières, de la rétroprojection, Lucas et Spielberg le disent, ce sera la nouvelle norme, terminé le fond vert, plus dur pour les acteurs et techniciens. L’hybride survient quand je joue avec le numérique qui se confronte avec la pellicule, matière sacrée pour accueillir l’image, tout en restant dans une modernité.
Vous partagez vos inspirations cinématographiques, et on sait que Jean Cocteau reste l’un de vos maîtres. De par les références à Roxy Music ou Kate Bush, le choix de la voix
humaine mais off (incarnée par Nathalie Richard), les langues étrangères, la formidable
musique composée par Pierre Desprats, les dialogues que vous écrivez, peut-on dire que le champ sonore est là pour ensorceler de son chant le spectateur ?
La bande-son, c’est comme un fleuve, quelque chose qui coule sur les images. Ça dit beaucoup plus que l’image, et, généralement le son est moins analysé que l’image. Le dosage de toutes ces choses doit plonger dans un état second. Je n’aime pas la trivialité du son réel, alors je travaille à une composition musicale qui joue avec l’inconscient du spectateur. J’imagine ça comme un album concept pour envahir l’esprit du spectateur, l’emporter, comme un rouleau, en moins violent ! [Rires]
Partant de la traversée de Zora et Roxy sur la planète, partant de l’enfoncement de Kate Bush dans le sable, quand ce n’est pas dans des recoins ou une grotte, si on se remémore aussi la traversée sur l’île des cinq garçons sauvages, peut-on déjà imaginer que votre film en cours, Conan la barbare, consistera en une troisième traversée, autant physique, psychique que cinématographique, mais dans quelle direction ?
Je n’ai pas encore le recul nécessaire pour vous répondre. Oui c’est une trilogie, avec les trois dimensions de paradis, purgatoire et enfer. Le dernier plan du précédent long ouvrira la porte au premier du prochain puisque Conan commence par le monde des morts. Il y aura de l’aventure et du romanesque, du romantique et de la cruauté, mais dans un monde uniquement minéral. Je me suis interdit l’utilisation du végétal dans Conan. J’avance, je tisse, et dans mes courts, il y a déjà les prémisses des longs, des commentaires méta, mais le film n’est pas fini. La seule chose que je sais est qu’après Conan, qui est un projet multiple [un long, deux courts, un moyen métrage, une VR] à la manière d’une expérience univers, je passerai à autre chose.
VOUS AVEZ DIT FÉMINISTE
Quand Les Garçons sauvages donnaient à voir l’absence de parent, invisibilisés ou
déresponsabilisés, After Blue (Paradis sale) vient directement faire se confronter une mère et sa fille. Esprit protecteur versus défieur, sauvageonne versus tradi, Zora vient redorer l’image de la figure maternelle à sauver Roxy, arme en main et cœur sur la main. Ce récit, inverse à celui de beaucoup de films, ne perpétue pas l’idée d’un patrimoine malheureux laissé aux filles par leur mère : y a-t-il une reconnaissance volontaire ?
Oui la mère est une Mère Courage même si elle ressemble à un père lâche : elle a cette double casquette, et elle fait ce qu’elle peut. Faire ce qu’on peut est déjà énorme. Et c’est touchant. Condamner la mère à tout prix est un archétype freudien, alors qu’on ne condamne pas les pères, qui, eux, s’en sortent toujours pas trop mal au cinéma…
Dans ce film de femmes qui devait être à l’origine un western masculin, les hommes n’ont pas survécu, seul reste l’androïde agenré qui accompagne Véronika Sternberg. Les personnages féminins possèdent pourtant des fonctions qu’on attribuerait davantage aux hommes : pied d’égalité et liberté de ces rôles rarement montrés au cinéma ?
Les femmes sont aussi libres que les hommes, oui, et, faire disparaître les hommes du point de vue de la fiction me permet de donner aux actrices des rôles qu’elles n’ont pas l’habitude de jouer, puisqu’en effet, j’ai écrit ces rôles pour des hommes, les ai transposés pour les actrices, en essayant de ne pas tomber dans les archétypes, qui y échappe au fond ? J’aurais rêvé d’être une actrice même si j’ai les attributs extérieurs des hommes ! Le rôle d’Olgar, lui, est une référence à Jean Marais, archétype de l’idéal, c’est un sex-toy aveugle, avec une poitrine, des tentacules, une voix d’homme, mais qui ne pense qu’à sa survie et à sortir de son pétrin. Il est programmé pour être la perfection pourtant c’est une machine, douée de pensée, et dans tout son raffinement. Dans une prochaine étape, j’irai chercher à révéler les actrices chez les acteurs. L’acteur qui deviendra actrice pourra travailler avec moi, comme c’est déjà le cas de Christophe Bier [qui jouera le rôle d’un cinéaste devenu actrice].
QUE S’EST-IL PASSE…
After blue (Paradis sale) rappelle le monde des morts aux vivants comme s’il était
impossible de faire sens sans eux. Le film entre ainsi dans une étrange résonance en cette période de crise où les sujets de la maladie et de la mort ont inondé le réel et les images. Casting perdu, retour des morts, After blue (Paradis sale) est-il un film de la résilience ?
Je pensais avoir fait le deuil de mon premier projet, le casting ayant en effet disparu (NDLR : Maurice Garrel, Guillaume Depardieu, Katerina Golubeva), il avait tout du film maudit. Mais je déteste la malédiction et je refuse la fatalité. Quand j’ai adapté le scénario à quelque chose qui me plaisait davantage aujourd’hui, j’ai déduit que le premier n’était pas à sa place, que quelque chose n’était pas prêt. Les morts n’existaient pas dans la première version. Les esprits sont nés de mon rapport à la mort, et aux morts du film. Il faut faire avec la mort, il faut vivre avec nos morts. On a bien des visions mais on ne maîtrise pas le temps : de la même manière Les Garçons sauvages venait parler de transidentité au moment où des jeunes gens étaient en phase avec cette problématique. Le message des morts d’After blue est plus compliqué que celui de la transidentité, et le film est plus complexe. Il faut dire que l’imaginaire, qui a été capturé par les Majors avec les Marvel, il a été abandonné, je le récupère et je le déploie. J’espère que le film trouvera son public avec le voyage qu’il propose, ouvert sur un autre monde. Peut-être qu’il mettra du temps à être aimé, comme le bon vin, car il faut de la curiosité pour accepter l’expérience de cinéma.
Le film, qui dure 2h07, est dans la norme des productions actuelles, mais dépasse de 20 minutes votre premier long, dans une filmographie qui compte plus de 40 courts métrages. Le rythme de la traversée des deux personnages est lent et long, en aller et retour, et même si la trame du récit est simple, le tout, assez complexe, demande concentration…
Il y a une tolérance pour des séries qui durent 10h et dans lesquelles il ne se passe rien… c’est incroyable. Les gens doivent accepter le contemplatif, la balade lente. À l’inverse des Garçons sauvages, plus nerveux, ce film travaille sur la grammaire du fondu-enchainé : c’est un lent trip, basé sur l’étirement et la fluidité, mais dans lequel il y a une densité. Il fallait ce temps au film. Le temps de l’actrice, et le temps du jeu, via les plans-séquences, permettent de déployer l’image, de faire se déployer des sentiments. Mon tempo est celui des cinémas de l’Est et japonais, mais pas nord-américain. Le spectateur qui le refusera est celui qui ne voudra pas entrer dans le film. Car tout y est simple, même si c’est un mille-feuilles, avec des strates, intarissables. À présent, il me dépasse aussi avec ses aventures érotiques et ses pulsions entremêlées, et, comme la vie, oui, il est complexe.
On lit sur une pancarte de la planète : « Tout à faire, rien à refaire », phrase de cinéma.
Aller de l’avant, c’est faire, qui n’est pas refaire. Faire c’est ne pas être dans la redite ni le
regret. Refaire, à mes yeux, ce n’est pas faire autrement, avec une même recette qui aurait
marché. Il faut défaire, puis faire, après être passé par autre chose. On peut se nourrir de ce qui a été fait, mais sans refaire indéfiniment la même chose. J’essaie toujours de faire, mais peut-être que je n’échappe pas au fait de me répéter…
After blue (Paradis sale) est passé par nombre de Festivals plutôt indépendants et a reçu un certain nombre de prix. Êtes-vous gêné par l’assimilation au film de genre
alors même que le film reste inclassable ?
C’est intéressant de noter cela, et les prix qu’il a reçus, et j’en suis ravi car le film est
exactement ce que les Festivals en disent : film d’auteur classique, un peu précieux, film queer et cinéma de genre. Ce qui m’amuse est qu’il n’obtient pas de prix en France, y compris dans le cinéma de genre. Dans la patrie du genre pourtant, aux États-Unis, je suis primé dans les plus prestigieux festivals de cinéma de genre. D’un côté je suis couronné au Fantastic Festival ou à Sitgès, d’un autre je n’ai pas la reconnaissance française. Je suis en France, j’ai des aides, mais les références c’est Cannes, les Césars, le prix Jean Vigo, les récompenses locales, ou la récompense internationale avec les Oscars… mais je suis considéré comme le marginal du genre. L’essentiel pour moi reste que je puisse continuer.
Propos recueillis par Ana Hyde le 4 février 2022.
Si vous avez manqué la première partie de cet entretien, vous pouvez la retrouver ici : Première partie : Esprit, es-tu là?
Photo de Bertrand Mandico: ©Nicolas Spiess
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