Les Chroniques de Poulet Pou. Douze films de David Cronenberg passés en revue : David Cronenberg, le Grand Romantique

Une petite compilation de 12 blablas sur quelques-uns des excellents films du DÉMIURGE DE TORONTO (marque déposée).

1. Spider (2002).

Histoire de sa folie. Cronenberg se fait plaisir en tournant sa propre arrivée du train en gare (je dirais St. Pancras à vue de nez). Y descend Ralph Fiennes, qui sera en quelque sorte le détective Œdipe, mais version araignée au plafond. Très beau film, un des plus émouvants du démiurge de Toronto. Ralph tout en marmottements insensés et gestes suspendus est balèze, Gabriel Byrne son géniteur plombier, Miranda Richardson ubique, pudique et lubrique, quel jeu !

2. Les Promesses de l’ombre (2007).

Deuxième film londonien du démiurge de Toronto, après le splendide Spider. Pas grand-chose en commun, même la géographie est différente : après une introduction ferroviaire, Spider était quasi-bucolique, pensez Regent’s Canal. Ici on est au cœur de la City, près de la Tamise, dans laquelle les malfaisants mafieux russes immergent les corps de leurs victimes, non sans les avoir préalablement mutilés pour horrifier le spectateur et empêcher toute identification. Cronenberg tout Cronenberg qu’il est a du mal à transcender le scénario verrouillé-boulonné mais il y a des scènes mémorables d’égorgement, au banal rasoir ou au moyen d’étonnants petits couteaux à lame recourbée, et surtout il y a Viggo, Viggo ‘’chui juste le chauffeur’’, Viggo le mâle alpha tatoué, Viggo tout nu au hammam contre deux Tchétchènes patibulaires vêtus de noir. Le sel du truc est la direction d’acteurs, où tout le monde y va de son accent : vrai british pour l’angélique Naomi Watts, faux russe pour le roi Viggo, qui en a gros sur la patate vu qu’il doit materner Vincent Cassel, lequel s’en donne à cœur joie en mauvais fils du parrain. Notonzégalman Jerzy Skolimowski et son accent polonais en tonton raciste.

3. A Dangerous Method (2011).

Freud, Jung, et Sabina Spielrein. Sans oublier ce gros dégueulasse d’Otto Gross le bien nommé. a) Exactitude de la reconstitution historique — le démiurge de Toronto prit-il la décision de tourner ce film uniquement dans le but de faire plaisir à sa regrettée sœur costumière Denise ? Je pose la question. b) Choc des planches et du cinéma — les dialogues, qui ne font aucun mystère quant à leur provenance théâtrale, semblent au contraire en tirer une certaine fierté, mais les scènes sont comme jetées dans un montage rempli de trous. c) Lumière étonnamment ensoleillée. Un beau Cronenberg, aux interprètes magnifiques, d’un incorrigible romantisme (merci la Sigfried-Idyll de Wagner).

4. Dead Zone (1983).

Ce n’est pas le meilleur Cronenberg, la faute peut-être à un scénario construit par blocs découpés à la hache. Est-ce ainsi parce que d’après Stephen King, fervent amateur de hache ? Quoi qu’il en soit, le jeune (après vérification, pas tant que ça : déjà 40 ans. Il ne les faisait grave pas) Christopher Walken avec sa canne, ses lunettes de presbyte, son visage de chat et sa démarche de grand blessé est magnifique à regarder. Martin Sheen (trois ans de plus) est savoureux en proto-Donald Trump au regard dément. Ze réplique : Gentlemen, the missiles are flying. Hallelujah. Comme dans la Mouche, le fantastique se teinte de romantisme fiévreux, rehaussé par les citations de Washington Irving (la Légende de Sleepy Hollow) et Poe (le Corbeau, Lénore). Weep now or never more.

5. Videodrome (1983).

Dead Zone m’a donné envie de le revoir, déjà pour vérifier le fossé entre les deux : DZ est sympa (l’adjectif préféré du musicos indé-lose, je parle d’expérience, utilisez-le la prochaine fois que vous lui parlerez de son album du reconfinement, résultat garanti, vous m’en direz des nouvelles) mais malgré Christopher Walken (ici c’est Debbie Harry qui joue le rôle du chat) c’est un film tout ce qu’il y a de conventionnel (protestations du public) ou si vous préférez, il est relativement mineur (apaisement progressif de l’auditoire) dans la filmographie du démiurge de Toronto. Videodrome est le premier Everest de sa carrière, à plus d’un titre.

a) Blablabla, film visionnaire, voire prophétique : c’est tarte-à-la-crème, mais tout est là : OK, Videodrome n’avait pas explicitement prévu les réseaux sociaux, mais c’est kif-kif : il s’agit d’un monde où les écrans nous font vivre dans une autre réalité. Alternative facts, disait l’autre. De la drogue, dit Cronenberg : la cabine du bateau où se réfugie James Woods ressemble à la chambre d’un toxico, les locaux O’Blivion à une salle de shoot. Le contrôle de ce médium d’asservissement de masse est l’enjeu d’une lutte souterraine entre sphères de pouvoir antagonistes et mystérieuses, voire mystiques (le barbouze Barry Convex et son magasin de lunettes vs. le Secours Cathodique, HUMOUR). Lutte qui se solde par une tuerie en conférence de rédaction, avouez que c’est troublant.

b) Tout cela n’aboutirait qu’à un film à thèse, matière à débat fastidieux, tel celui lors du talk-show au début du film. James Woods ne perd pas le nord, il en profite pour faire du gringue à Debbie Harry, HUMOUR. Ce qui fait le prix de Videodrome, c’est le style, l’invention constante à l’image, qui donne vie à des visions dignes de celles parmi les plus convulsives des grands surréalistes : ainsi l’expression ’’arme de poing’’ est-elle littéralement figurée, un VHS-vagin engloutit et recrache à-peu-près tout et n’importe quoi, et la tronche hallucinée de James Woods, capable de pénétrer un écran de télévision, semble faite de la même argile humide que l’étrange mur du fond de la scène où sont représentés les spectacles avilissants de Videodrome. I think it’s electrified.

c) L’avantage du film sur l’œuvre complète de Guy Debord, c’est qu’il ne dure qu’une petite heure et demie. Et vous avez remarqué, je mentionnais l’HUMOUR : il y en a, c’est discret, mais constant, et je ne suis pas loin de penser que c’est peut-être la plus grande qualité du film. Long live the new flesh ! Puisqu’on est au rayon punchlines, concluons avec ma préférée, parfaitement d’actualité : See you in Pittsburgh. BOUM.

6. Frissons (1975).

La preuve qu’il faut revoir les films. Il y a peu j’affirmais péremptoirement que Videodrome était le premier vrai chef-d’œuvre du démiurge de Toronto. C’est faire peu de cas de celui-ci, qui est pourtant plus qu’excellent. À tel point qu’après cette nouvelle vision je ne suis pas loin de penser que c’est encore meilleur que Zombie de Romero. Plus concis, plus drôle, et surtout encore plus horrible, ce n’est pas rien.

7. A History of Violence (2005).

Voir et revoir, ad lib. Bien meilleur que dans mon souvenir. Le Maître lui-même qualifie son film de commercial dans les bonus DVD. Je dirais plutôt qu’il est classique, à tel point que j’y ai quasiment perçu des échos des films américains de Fritz Lang.

8. Rage (1977).

Poursuivons notre exploration des early Cronenberg. Rage lui ressemble par sa thématique, mais je préfère Frissons, dont j’aime le cachet presque abstrait. C’est mieux que Scanners, assez ennuyeux dans mon souvenir, disons donc à jeu égal avec l’excellent Chromosome 3 ; loin de moi l’idée de comparer Marilyn Chambers à la shakespearienne Samantha Eggar, mais de fait elle est très bien. Je parlais de l’abstraction de Frissons, qui raconte l’inexorable propagation d’une épidémie parmi les habitants d’un immeuble, épidémie dont le vecteur est un ver sanguinolent peu sympathique. Ici le spectateur est forcé de prendre le parti de la maladie, car c’est l’infortunée Chambers le vecteur, dont le corps a muté : on observe d’une part une sévère intolérance à tous les aliments (hormis le sang humain, c’est ballot), et d’autre part l’apparition d’un nouvel orifice sous l’aisselle, d’où jaillit un proboscis acéré et avide. Les victimes sont d’abord comateuses, puis enragées et contaminantes. Mais ce n’est pas sa faute, cette mutation est le résultat d’une malencontreuse greffe de peau expérimentale. Merci docteur ! Qu’on se rassure, il ne l’emporte pas au paradis. Vous l’avez compris, c’est un film de vampire, au sous-texte tant sexuel que toxicomaniaque. La description détaillée de la réponse sociétale à l’épidémie fait qu’on se croirait quasiment dans un reportage en plein Covid.

9. Chromosome 3 (1979).

Titre VF idiot, mais la Portée ça ne sonne pas des masses non plus. Au début du film, voyant des types en manteaux middle-class s’ébattre dans un lieu que j’ai d’abord pris pour un centre culturel, je me suis dit excellent, on est dans un Hong Sang-soo. En fait non, ça vire sans attendre au psycho-thriller médical bien dégueu et sanguinolent. Comme early Cronenberg, je dirais que c’est moins bien que l’excellent Frissons, mais c’est bien quand même. Je ne veux fâcher personne, mais je trouve ça tellement meilleur que n’importe quel slasher seventies de Carpenter ou Wes Craven, sans parler des Italiens.

10. Cosmopolis (2012).

Prétentieux peut-être mais sachez que je suis, quoi qu’il en soit, nettement client de la prétention façon Cronenberg. Portrait du capitalisme décadent, enfermé dans une limousine, d’après le bouquin de DeLillo. Amusant de voir à quel point certaines répliques sont proches de celles entendues dans Holy Motors de Carax (sorti la même année).

11. Le Festin nu (1991).

Adaptation oblique d’un livre inadaptable. Cronenberg en incorrigible romantique qu’il est ne peut pas s’empêcher de tout ramener à la culpabilité de Burroughs le féminicide. Mais pourquoi pas au fond. Égayées par des effets spéciaux bien gratinés, les scènes les plus réussies sont peut-être celles où l’impassible Peter Weller (qui y va de sa meilleure imitation de Bogart en tox) narre des extraits du roman : l’histoire du Duc de Ventre, celle du Trou du cul qui parle, sorte de pastiche pornographique du Nez de Gogol, etc. Fascinant quoique fastidieux.

12. En guise de conclusion, réflexions sur Cronenberg le Grand Romantique.

Je vous parlais de Dead Zone, le film de Cronenberg. Je vous en parlais en faisant un peu la moue devant le scénario, dont je trouve la construction en épisodes relativement sommaire et forcée. C’est peut-être comme ça dans le bouquin de Stephen King, d’ailleurs je n’ai jamais lu l’hypsodonte de Portland. Mais ce que j’aime beaucoup dans le film, outre la présence magnétique de Christopher Walken, c’est l’histoire d’amour. Je veux dire, pas le romantisme échevelé du drame de la séparation : vraiment, la représentation de l’amour lumineux que se portent le héros et sa fiancée au début du film. Et je ne suis pas loin de penser que la meilleure scène est le premier dialogue, joyeux et tendre, entre CW et la rare Brooke Adams, à la sortie des classes.

J’exagère à peine, et surtout je ressens la même chose en ce qui concerne La Mouche, dont, encore plus que la terrifiante métamorphose de l’infortuné Seth Brundle, les dialogues entre Goldblum et Davis se sont imprimés dans ma petite tête fleur bleue. Et pas seulement celui célèbre et poignant des ’’insect politics’’, rehaussé par le score quasi herrmannien de Shore, mais aussi ceux, primesautiers, des premières rencontres, au pince-fesses, aux bureaux du magazine scientifique, je ne me souviens plus très bien. Je me souviens surtout de l’alchimie entre les deux acteurs, et du charme irrésistible de leur sourire. Cheeseburger. Bref, Cronenberg, cinéaste cérébral et froid du devenir-machine du corps humain, d’accord, mais aussi tout bêtement excellent metteur en scène de comédie romantique.