Dites-lui que je l’aime : des existences fracassées de femmes en miroir

Dominique Laffin, une jeune actrice qui a connu une trajectoire météorique dans le cinéma d’auteur français dans les années 70-80, a pu tourner dans Dites-lui que je l’aime de Claude Miller, Tapage nocturne de Catherine Breillat, La Femme qui pleure de Jacques Doillon, etc. Hyper-sensible, fragile et intense, elle a marqué, en dépit de son bref parcours, le cinéma français de son empreinte indélébile. Elle a aussi eu malgré tout le temps d’avoir une fille, Clémentine Autain, qui l’a perdue très vite à l’âge de onze ans. Cette dernière est devenue une brillante femme politique et écrivaine. En écoutant parler Clémentine, à la télévision de Dites-lui que je l’aime, son livre-hommage à sa mère, Romane Bohringer ressent un véritable coup de foudre pour cette histoire, en y reconnaissant une partie de la sienne. Dites-lui que je l’aime est ainsi un film hybride, à la fois adaptation du livre de Clémentine Autain, enquête documentaire et recréation de l’histoire de la mère de Romane, à la manière des Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania ou de Little girl blue de Mona Achache.

Romane Bohringer décide d’adapter pour le cinéma le livre de Clémentine Autain consacré à sa mère. Ce projet va l’obliger à se confronter à son passé et à sa propre mère qui l’a abandonnée quand elle avait neuf mois.

Ce film représente donc un hommage paradoxal et émouvant à ces mères immatures dans leur tête, qui n’ont pas su jouer leur rôle mais sans qui Clémentine et Romane ne seraient jamais nées.

Avouons-le, le film commence de manière un peu laborieuse. Romane et Clémentine se rencontrent, lient amitié autour de leurs souvenirs de leurs mères ayant vécu entre les années 70 et 80. Romane tente de trouver une comédienne pour interpréter le rôle de Clémentine Autain, et nous laisse assister aux essais drôlatiques de Céline Salette, Julie Depardieu et Elsa Zylberstein dans le rôle de la fille de Dominique Laffin, afin de se rendre compte que personne ne peut mieux tenir le rôle de Clémentine Autain que Clémentine Autain elle-même. En effet, même si elle n’est pas elle-même comédienne, elle a de qui tenir, étant la fille d’une des plus brillantes comédiennes françaises des années 70-80, et puis la tribune politique est aussi d’une certaine manière une scène. Romane va donc alterner des scènes de lecture où Clémentine lira son propre livre, illustrées par des reconstitutions de son passé vécu avec sa mère.

En dépit du talent indéniable de lectrice de Clémentine Autain, les scènes de lecture s’avèrent redondantes par rapport aux reconstitutions qui, au contraire, permettent de s’immerger directement dans le passé de Clémentine petite fille. Saluons d’ailleurs le talent d’Eva Yelmani qui donne vie, en quelques brèves scènes, de manière stupéfiante à Dominique Laffin, comédienne surdouée mais rongée par l’addiction de l’alcoolisme. N’empêche, à ce moment-là, on craint de voir le film de Romane Bohringer déborder de bonnes intentions mais demeurer sincère, personnel mais surtout assez maladroit. Car le caractère sincère et personnel est peut-être nécessaire mais ne s’avère pas vraiment suffisant pour garantir la réussite d’une oeuvre.

C’est à ce moment précis que le film bascule. Car si Romane, actrice très émouvante et inoubliable dans des films des années 90, des Nuits fauves à L’Appartement, a été bouleversée par le livre de Clémentine Autain, c’est parce qu’il révélait des pans intimes de sa propre autobiographie. En l’occurrence, faire ce film, ce n’était pas seulement adapter classiquement le livre de Clémentine, mais aussi parler ce qui était le plus intime et le plus profond chez Romane, ce pour quoi elle s’est reconnue dans ce livre et cette histoire. En miroir, Dominique Laffin lui évoquait sa propre mère Maguy Bourry qui l’a elle-même abandonnée à l’âge de 9 mois. Ces deux femmes partageait une beauté étonnante, une personnalité fascinante, mais également un gène de l’autodestruction dû à des addictions diverses et comparables (l’alcool pour Dominique Laffin, la drogue pour Maguy Bourry). ainsi qu’une prédisposition à l’abandon d’enfants, en raison d’une existence instable et chaotique.

C’est lorsque le film bascule définitivement du côté de l’enquête sur Maguy Bourry qu’il prend son véritable sens. Avec une pudeur remarquable, Romane n’interrogera pas son père Richard, le filmant de loin, sur cette femme mystérieuse et énigmatique, fille d’une prostituée vietnamienne qui l’a confiée à des Français, afin qu’elle ait un meilleur destin. Maguy a ainsi longtemps traîné ses guêtres dans le milieu artistique, étant souvent la muse d’artistes, et a fait quelques apparitions dans des films dont Neige de Juliet Berto et Jean-Henri Roger. Elle a même croisé la trajectoire de Solveig Dommartin, dont elle était l’une des meilleures amies, alors compagne de Wim Wenders, le grand cinéaste de Paris, Texas et des Ailes du désir, qui lui a dédié en 1987 un numéro des Cahiers du Cinéma dont il était le rédacteur en chef à l’occasion de leur quarantième anniversaire, « pour le film qu’elle aurait mis en scène, pour le roman qu’était sa vie« .

Un ange est passé. Maguy a disparu à la suite d’une overdose. Avec celle de Dominique Laffin, la vie de Maguy Bourry est un exemple hélas trop fréquent à l’époque de femmes à la dérive, lors des années 70-80, aux prises avec le démon de l’addiction et restées trop enfants pour assumer leur rôle de mères. Pourtant, comme le dit Romane pour sa mère, son existence n’a pas été vaine. Elle a apporté de la joie partout où elle est passée et à travers Romane et ses demi-frère et soeur jumeaux, a donné naissance à toute une lignée qui n’aurait jamais existé sans elle. Ce film représente donc un hommage paradoxal et émouvant à ces mères, immatures dans leur tête, qui n’ont pas su jouer leur rôle mais sans qui Clémentine et Romane ne seraient jamais nées, filles qui leur pardonnent leur inconséquence. Les descendants de Maguy et de Dominique ont su vaincre la malédiction de l’auto-destruction et « rompre la chaîne de l’abandon« . « Il y a de la beauté dans cela« , murmure Romane. Dites-lui que je l’aime est destiné à célébrer cette beauté, ce qui le rend précieux.

3.5

RÉALISATRICE : Romane Bohringer 
NATIONALITÉ : française
GENRE : documentaire, biopic
AVEC : Romane Bohringer, Clémentine Autain, Eva Yelmani, Richard Bohringer
DURÉE : 1h32
DISTRIBUTEUR : ARP Sélection
SORTIE LE 3 décembre 2025