De filles en aiguilles : la maïeutique d’une langue cinématographique commune entre Les Filles d’Olfa, Little Girl Blue et La Mère de tous les mensonges

Depuis ses origines, tel un enfant grandissant au contact du monde, le cinéma n’a cessé de voir évoluer son langage. Dans les premiers plans fixes des frères Lumière se déployaient quelques secondes d’action, un parfum de théâtre, des personnages animés sur une scène statique. Que les frères Lumière, Alice Guy ou encore George Méliès aient été les têtes pensantes et directrices de leurs courts-métrages, l’universalité de ce langage simple fut d’abord partagée entre les pionniers de l’époque. Une transition grammaticale s’opère à partir de 1908 avec The Adventures of Dollie, premier film de David Wark Griffith, qui amorce le passage du cinéma dit “primitif” à un mode de représentation plus élaboré. Comme l’a théorisé Noël Burch, le “mode de représentation institutionnel” se met alors en place : la caméra cesse d’être un simple œil fixe pour devenir un instrument du récit, un moteur du mouvement. Le plan s’anime de l’intérieur, et le montage alterné invente la simultanéité. L’enfant-cinéma gagne en vocabulaire, s’émancipe, joue sur un terrain qui s’étend, y invente ses figures grammaticales : raccord, rythme, lumière, espace, son, couleur. 

The Adventures of Dollie

Cette évolution du langage cinématographique est à décorréler d’une certaine idée du progrès, d’une connexion plus directe entre le messager, l’artiste et son destinataire, le spectateur. Trop souvent, certains cinéastes ont fait du médium un simple objet de divertissement, un jouet clinquant au langage criard, détourné de toute sincérité. Les exemples dans l’industrie contemporaine sont pléthoriques, ils ne sont pas nouveaux, mais pluricontinentaux, sans discrimination aucune. L’incompréhension peut être totale, la nullité aussi. Passons. Car une autre idée du cinéma persiste, fragile et essentielle : celle d’un art qui cherche encore à dire vrai, à se renouveler par l’intérieur de sa forme. 

Fait surprenant, le Festival de Cannes 2023 a révélé trois œuvres qui semblent traversées par un même souffle, une même idée de la grammaire cinématographique : Les Filles d’Olfa (Kaouther Ben Hania, 5 juillet 2023), Little Girl Blue (Mona Achache, 15 novembre 2023) et La Mère de tous les mensonges (Asmae El Moudir, 28 février 2024).

Ces trois films ont d’abord en commun d’être réalisés et écrits par trois femmes. Si cela n’est plus aussi exceptionnel actuellement — tant mieux — il est tout de même bon de le notifier. Trois femmes, scénaristes et réalisatrices, qui partagent également des origines maghrébines. Kaouther Ben Hania est Tunisienne, Mona Achache Franco-marocaine et Asmae El Moudir Marocaine. Autre lien, évident : la figure féminine inscrite dès leur titre — les filles, la petite fille, la mère — comme si chacune racontait la transmission d’un même fil, reliant les générations entre elles. À ce jeu des points communs, ajoutons leur nature documentaire, leur économie fragile, leur inventivité, leur propension à détricoter des nœuds familiaux et à exorciser, par le cinéma, un passé traumatique. 

Dans Les Filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania brosse le portrait d’une mère tunisienne qui voit sa vie recouverte d’une ombre terrifiante le jour où ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice convoque des actrices professionnelles, créant un dispositif de cinéma atypique où l’absence devient matière de cinéma. Ici, l’incarnation des sœurs disparues par des actrices. Là, dans Little Girl Blue, Mona Achache tente de percer le mystère du suicide de sa mère, Carole Achache. Pour ce faire, la réalisatrice utilise un procédé qui rappelle le précédent, non pas l’incarnation, mais la réincarnation de sa mère par l’actrice Marion Cotillard. Enfin, La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir reconstitue, avec les habitants de son quartier, une histoire sanglante de l’ère hassanienne. Dans un décor miniature fabriqué par son père, des poupées rejouent les traumatismes d’un peuple. 

La Mère de tous les mensonges

Ces trois films s’écrivent au présent de leur propre création. Ils racontent, chacun à leur manière, un film en train de se faire : un processus de guérison, une catharsis en gestation. Dans Little Girl Blue, nous assistons à la rencontre de Mona Achache avec Marion Cotillard, l’actrice qui ne joue pas. Pas encore. Pas tout à fait mais la caméra tourne déjà. Pas dupe. Du bureau où elles se font face, Mona Achache extirpe des vêtements, une paire de chaussures, une paire de lunettes, un collier à perles, une perruque. Sous nos yeux, Marion Cotillard se transforme, prend les traits de Carole Achache, mère morte qui réapparaît à l’écran. On oublie la femme Cotillard, on oublie l’actrice qui s’efface. Les fantômes sont convoqués, la vérité discutée. Cette forme et ce langage intermédiaire, hybride, proche du making-of, met également en lumière ces femmes qui préparent des scènes en s’interrogeant sur leurs doutes, sur leurs motivations, sur les ressorts profonds qui sont les leurs ainsi que ceux des personnages qu’elles campent. Une scène qui semble anodine dit tout du projet : 

Marion Cotillard boit sur un divan. 

MONA ACHACHE — Ma mère faisait beaucoup de bruit quand elle buvait son thé le matin. 

Silence

MARION COTILLARD, surprise — Ah ! Mais je croyais qu’on faisait une petite pause là. 

Silence gêné. 

MONA ACHACHE — Non. 

Marion Cotillard boit bruyamment en aspirant. 

MONA ACHACHE — Après elle gardait la gorgée et après elle avale. 

Marion Cotillard recommence.

MONA ACHACHE — Je détestais ce bruit. 

MARION COTILLARD — Bah pourquoi le reproduire ? 

Le dispositif se révèle : la caméra tourne pendant que le jeu hésite entre le “pour de vrai” et le “pour le film”. Cotillard, Achache, la mère, la fille : toutes les frontières se dissolvent. 

Little girl blue

Ces trois cinéastes construisent ainsi des contre-fictions, des films qui ne rejouent pas le réel, mais le recréent sous nos yeux. Héritières de Jean Rouch, de Godard et de Pierre Perrault, elles abolissent la frontière entre tournage et récit, allant jusqu’à apparaître dans leurs films respectifs. Ces trois documentaires semblent être les documentaires d’une fiction que les personnages se jouent à eux-mêmes.

Parce qu’il s’agit d’un cinéma minoritaire, au sens d’un cinéma venant des minorités — cinéma du monde, cinéma des femmes, cinéma documentaire — il tend à remettre en question son dispositif et à interroger ses propres moyens d’expression, précisément pour se les réapproprier. Ce déplacement formel n’est pas un geste d’avant-garde abstraite : il constitue l’une des manières pour ces films de reconquérir la possibilité même de dire leur histoire.

Gilles Deleuze, dans L’Image-temps, éclaire ce mouvement à partir de l’œuvre de Pierre Perrault. Il distingue la fiction — qui prétend au vrai — de la fabulation.

« Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre. […] Ce que le cinéma doit saisir, c’est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à fictionner, quand il entre « en flagrant délit de légender », et contribue ainsi à l’invention de son peuple. »

Ainsi, poursuivant la pensée de Deleuze, il s’agit moins d’un cinéma de la vérité que
de la vérité du cinéma. C’est exactement ce que mettent en œuvre Les Filles d’Olfa,
Little Girl Blue et La Mère de tous les mensonges. Tous trois sont des documentaires
— souvent considérés comme le parent pauvre du cinéma en termes de production
— réalisés par des femmes, confrontées elles-mêmes à la difficulté d’obtenir des
postes de responsabilité ou de produire des films à budgets conséquents. D’où leur
présence à toutes les étapes du geste cinématographique : scénarisation,
réalisation, parfois interprétation. D’où la nécessité, aussi, de repenser les règles
pour les rendre habitables.

Ces trois œuvres témoignent d’un même élan : redonner au réel sa dimension de
création. À l’instar des premiers cinéastes qui, en découvrant un nouvel outil, ont dû
en inventer la langue, ces réalisatrices minoritaires réactivent aujourd’hui une
dynamique fondatrice : un alphabet qui redonne au réel la puissance de naître. Ainsi,
elles transforment le témoignage en invention, la douleur en geste, le souvenir en
mise en scène. En cela, elles inventent une langue commune — une maïeutique
cinématographique, où le cinéma ne représente plus la vie mais l’aide à naître à
nouveau. Voilà une libération de nos imaginaires, afin de ne plus considérer l’histoire
comme un fardeau, mais comme matière à création, et les blessures non comme
des souffrances, mais comme le meilleur appui d’une émancipation.