Cruella : I wanna be your dog

L’une des modes les plus courues en ce début de XXIème siècle consiste à effectuer les remakes en prises de vue réelles (live action) des classiques des films d’animation, en particulier chez Disney, le spécialiste du genre. Une autre tendance est de remonter dans le passé des héros pour en tirer une « Origin story ». Lorsque les deux tendances sont réunies, le résultat se nomme Cruella. Loin des oeuvres inoffensives et inodores dans le style des familiaux La Belle et la Bête ou Le Livre de la Jungle, Cruella regorge de joie mauvaise, de style punk-rock dévastateur, d’esprit de revanche jubilatoire et jouissif. En réinventant de fond en comble le style des franchises Disney, Craig Gillespie adapte ici son point de vue trash et dark déjà à l’oeuvre, de manière incroyablement ravageuse, dans Moi, Tonya, à l’histoire des années de formation de Cruella d’Enfer et confirme sa prédilection pour les anti-héros dans lesquels il parvient à restituer une certaine part d’humanité.

A Londres, Estella est élevée par sa mère Catherine qui décèle en elle une part rebelle et destructrice qu’elle appelle Cruella. Après avoir perdu sa mère dans des circonstances mystérieuses, Estella évolue en tant qu’arnaqueuse dans le Londres punk-rock des années 70. Ayant un don pour le stylisme et la mode, elle se fait remarquer par la Baronne, grande figure de ce milieu, femme snob et égocentrique, qui va lui mettre le pied à l’étrier, avant de la considérer comme une rivale…

Loin des oeuvres inoffensives et inodores dans le style des familiaux La Belle et la Bête ou Le Livre de la Jungle, Cruella regorge de joie mauvaise, de style punk-rock dévastateur, d’esprit de revanche jubilatoire et jouissif.

Contrairement aux autres remakes en live action, Cruella est un véritable film, disposant d’un authentique style cinématographique, alternant des plans-séquences amples et majestueux et un montage diaboliquement rythmé et effréné. Craig Gillespie parvient sans conteste à imprimer sa marque sur cette oeuvre qui aurait pu se fondre facilement dans le tout-venant des productions Disney. D’une certaine manière, Cruella est le film sardonique, insolent et irrévérencieux que Tim Burton n’est plus aujourd’hui en mesure de faire. Plusieurs fois, en regardant Cruella, il nous arrive de penser à Batman ou Batman returns, à leurs histoires de rivalité fondée dans le meurtre de pères ou de mères, de nature humaine clivée entre deux tendances contradictoires (Selena Kyle/Catwoman), d’enfant perdu assoiffé de revanche (Le Pingouin). L’origin story de Cruella est ainsi revisitée à la sauce burtonienne par Gillespie, lui permettant de donner une dimension tragique à ce qui aurait pu être un simple divertissement pour enfants. Gillespie fait partager à son personnage la manière qu’avait déjà Tonya Harding dans son précédent film de ne pas se trouver à sa place, de ne pas s’en satisfaire et de lutter de toutes ses forces pour sortir de sa condition. Dans Moi, Tonya, la protagoniste échoue dans son entreprise mais l’esprit de combativité et de résilience demeure le même.

Pour réussir son film, Craig Gillespie dispose de l’aide précieuse d’une direction artistique sans faille, ainsi que d’un excellent musicien Nicholas Brittell qui a su composer une éblouissante bande originale, agrémentée de classiques pop-rock du meilleur effet (l’abrasif I wanna be your dog des Stooges qui colle le grand frisson, Come together des Beatles, interprété par Ike et Tina Turner, sur la séquence visuellement innovatrice des titres de journaux, ou encore l’immarcessible et irremplaçable Sympathy for the Devil des Rolling Stones). Toutes les séquences musicales sont à chaque fois totalement jubilatoires, Gillespie joignant le plaisir de l’oeil à celui de l’oreille par ses mouvements virevoltants de caméra captant les somptueuses toilettes d’Emma Stone et d’Emma Thompson. Car Cruella ne serait donc pas la grande réussite qu’il représente, un classique instantané de Disney, n’ayant que peu de choses à voir avec le côté vaguement consensuel et ronronnant de la maison, sans les deux Emma qui s’en donnent à coeur joie dans la composition de personnages féminins a priori détestables, en réussissant à les faire aimer du public. En effet, Gillespie ne craint pas de montrer des personnages féminins négatifs, loin d’une image aseptisée et politiquement correcte qui voudrait que les femmes soient en période post #MeToo uniquement sages et irréprochables, Gillespie préfère dépeindre des femmes dans leur complexité et leur vérité, en les respectant, tout comme des personnages masculins. Dans ce registre de femmes snobs, égocentriques et terriblement chic, Emma Thompson revient au plus haut niveau, irréprochable dans la moindre de ses mimiques et attitudes, alors qu’Emma Stone s’affirme dans le rôle de Cruella comme peut-être la comédienne la plus douée de sa génération, dans une génération dorée où les magnifiques actrices se bousculent au portillon. Le moment où elle s’adresse face caméra à sa mère disparue dans un monologue déchirant, entre amour-propre blessé et mélancolie tenace, où se lit sur son visage toute la frustration d’une enfant perdue, n’est pas seulement la plus belle scène de Cruella, mais aussi un très grand moment de cinéma, tout simplement.

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RÉALISATEUR : Craig Gillespie
NATIONALITÉ : américaine
AVEC : Emma Stone, Emma Thompson, Joel Fry, Paul Walter Hauser, Mark Strong, Emily Beecham  
GENRE : Comédie dramatique
DURÉE : 2h14
DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company 
SORTIE LE 23 juin 2021