Au siècle des Lumières, Redmond Barry, irlandais désargenté, tombe amoureux de sa cousine Nora Brady qui préfère convoler avec le fortuné Capitaine Quin. Il va mener maintes aventures picaresques avant de connaître une ascension sociale inespérée en épousant Lady Lyndon, riche aristocrate, et en devenant père d’un adorable Bryan. Mais son beau-fils, Lord Bullingdon, lui voue une haine viscérale et sans limites…
Dans les années 70, Stanley Kubrick a toujours projeté de réaliser son Napoléon qu’il espérait voir devenir « le plus grand film de tous les temps ». Lorsque la Warner, suite à l’échec du Waterloo de Sergueï Bondartchouk, lui a retiré les subsides nécessaires à la réalisation de son rêve, son désir a été contraint de se reporter sur un projet de substitution, où il avait la possibilité d’exploiter le contenu esthétique, narratif et stylistique de ses recherches napoléoniennes. Héritant ainsi du potentiel du « plus grand film de tous les temps » jamais entrepris, Barry Lyndon, adaptation du roman de William Thackeray, est donc forcément le chef-d’œuvre des films de Kubrick. CQFD.
Comment la vie nous donne et finit par nous retirer ce qu’elle nous a donné. Ce pessimisme absolu et cette lucidité effrayante n’ont jamais aussi bien été exprimés par Stanley Kubrick et font, entre tous ses films, la grandeur et la profondeur de Barry Lyndon.
Après les remous suscités par Orange mécanique en particulier en Angleterre, où il s’était établi depuis 1962, il souhaitait calmer le jeu et montrer qu’il s’intégrait parfaitement à sa nouvelle patrie, en adaptant un roman du patrimoine britannique. Le rythme volontairement lent et contemplatif de Barry Lyndon s’opposait au style électrique d’Orange mécanique. Le fantasme du film historique, genre auquel il ne s’était jamais attaqué, le mettait au défi de redéfinir ses règles.
Il adopta un parti pris narratif qui allait bouleverser la vision du film historique. Au lieu de faire raconter en voix off le film par le personnage principal, ce qui allait induire des effets comiques, (un peu dans le style Little Big Man au XVIIIème siècle), il choisit d’utiliser un narrateur ironique et détaché (l’excellent Michael Hordern), ce qui a permis un effet capital de distanciation et de jugement par le spectateur des faits se déroulant à l’écran. En faisant cela, Kubrick savait qu’il s’éloignait d’un succès commercial retentissant, à la manière de Tom Jones de Tony Richardson, œuvre traitant également d’un parvenu. Mais il a privilégié envers et contre tout sa vision artistique sans concessions, en abandonnant les notions d’empathie et d’identification, souvent obligatoires pour un triomphe public.
Un autre parti pris a été d’engager Ryan O’Neal, le jeune premier de l’époque, qui sortait de Love Story et de la série Peyton Place, dont les posters ornaient à l’époque les chambres des demoiselles. Ce serait aujourd’hui l’équivalent de James Franco ou de Robert Pattinson auxquels on souhaite de rencontrer un jour leur Kubrick et de jouer dans un aussi grand film que Barry Lyndon. Pour sa part, Ryan O’Neal avait réalisé la chance dont il bénéficiait d’avoir son ticket pour l’Histoire du cinéma mais ne savait pas que ce rôle d’arriviste cynique et (presque) sans scrupules allait sonner le glas de sa carrière de séducteur des écrans.
Le résultat ne s’est pas fait attendre: démoli par la critique, en particulier une Pauline Kael loin d’être tendre, considéré comme trop long et confus, Barry Lyndon a été un four complet dans tous les pays, sauf la France où il a toujours joui d’une cote d’amour inattendue. Dans la carrière de Kubrick, c’est le premier film qui a été considéré comme décevant, avant que Shining, Full Metal Jacket ou Eyes Wide Shut ne déconcertent et ne permettent de réévaluerà chaque fois le film précédent. A partir de Barry Lyndon, les films de Kubrick seront tous jugés en fonction de la longue attente entre les films, de la légende du réalisateur et surtout de 2001 ou d’Orange mécanique, œuvres qui avaient réussi à toucher le grand public. A Barry Lyndon, en dépit de l’étiquette « film de prestige », seuls les Oscars ont accordé une certaine reconnaissance (quatre récompenses techniques). C’est le plus grand échec commercial de Stanley Kubrick, si on ne compte pas ses tout premiers films.
Or cette déception s’est finalement évaporée avec le temps. Le film qui était considéré comme un bide est devenu, par un juste retour des choses, une référence du film historique et du cinéma en général. On ne compte plus les films historiques qui doivent quelque chose à Barry Lyndon: Duellistes de Ridley Scott, Tess de Roman Polanski, les Liaisons dangereuses de Stephen Frears ou le Temps de l’innocence de Martin Scorsese. Méprisé à sa sortie, Barry Lyndon est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre de Stanley Kubrick, avec 2001 l’Odyssée de l’Espace. Une rapide consultation des kubrickiens acharnés permettrait même d’énoncer aujourd’hui une certaine désaffection à l’égard de 2001. Si d’autres films sont plus efficaces et obsédants (Shining, par exemple) ou intelligents et précurseurs (2001), les émotions les plus belles, les plus pures et les plus profondes sont, sauf peut-être pour Eyes Wide Shut, à mettre essentiellement au crédit de Barry Lyndon.
Le trésor d’une civilisation disparue
La grande erreur, lorsqu’on s’intéresse à Barry Lyndon, serait de se concentrer uniquement sur l’aspect narratif. Une première vision uniquement narrative ne peut que décevoir le spectateur, le personnage de Barry étant peu sympathique et ses aventures paraissant sans réelle cohérence. En fait l’aspect narratif ne passe pas uniquement par le scénario, la voix off et les dialogues ; elle s’exprime tout autant par la photographie et la musique, faisant preuve d’un raffinement de tous les instants et permettant une jouissance artistique des plus rares.
La photographie évoque les plus grandes toiles britanniques de maître, de Gainsborough à Reynolds et Constable, avec de magnifiques nuages noirs préfigurant les malheurs qui vont s’abattre sur Redmond Barry, devenu après son mariage Barry Lyndon. Kubrick utilise ici un procédé récurrent, décrié par les critiques de cinéma et déjà pratiqué par Luchino Visconti (Les Damnés, Mort à Venise), le zoom arrière qui inscrit les personnages au sein d’un paysage et incite le spectateur à juger avec distance les événements. Certes chaque plan est aussi magnifique qu’un tableau mais aucun historien de l’art n’a pu déceler la moindre imitation littérale de peintures. Kubrick s’est imprégné de l’esprit des images de l’époque, sans jamais les plagier servilement. Une progression dramatique a lieu dans le choix des teintes, beaucoup moins verdoyantes au fur et à mesure que les protagonistes vieillissent et que l’histoire s’achemine vers sa fin. Si Barry Lyndon est un aussi grand film, à l’instar de la Règle du jeu de Renoir, c’est qu’il n’hésite pas à montrer la nature, en particulier la campagne anglaise, dans toute sa splendeur jaillissante, en complète opposition avec les films urbains d’aujourd’hui.
A sa manière, la musique raconte l’histoire du film. Kubrick utilise toujours de manière aussi remarquable la musique déjà existante: chaque extrait musical est associé de manière définitive à une fonction dramatique. La mythique Sarabande de Haendel sert à accompagner les duels contre le Capitaine Quin et Lord Bullingdon, ainsi que l’agonie du petit Bryan et est donc associée à la mort. L’air irlandais Women of Ireland apparaît pendant tout l’épisode Nora et l’intermède Lischen, exprimant le romantisme floué de Barry. Les airs militaires illustrent les séquences de guerre. Le fameux Trio pour piano, violon et violoncelle en Mi bémol majeur de Schubert représente une inexactitude historique car il est très postérieur à l’époque du film, mais la réussite de la séquence de séduction de Lady Lyndon est telle qu’on pardonne aisément cette « erreur ». Ce Trio accompagne Lady Lyndon, symbolisant les faux-semblants des jeux de l’amour et de la société. On le réentendra d’ailleurs à la fin du film lorsque Lady Lyndon, se souvenant du passé avec mélancolie, signe la rente assignée à Barry. Mozart et Vivaldi illustrent également les périodes de bonheur et de déchéance de la famille Lyndon dans la deuxième partie. Par conséquent, il est possible de se retrouver dans l’histoire du film, uniquement en écoutant les morceaux de la bande-son.
Quant à la structure narrative, il faut revoir au moins une deuxième fois le film pour s’apercevoir de la parfaite symétrie de la construction en deux parties: trois scènes structurent la première partie (le duel contre le capitaine Quin, le combat à mains nues contre M. Toole et la punition à la baguette) et trouvent leur réplique dans trois scènes entre Barry et Lord Bullingdon (la punition humiliante, Barry se jetant comme un sauvage sur Bullingdon, après sa déclaration de guerre et l’exténuant duel final). L’histoire de Barry Lyndon est conçue comme un éternel retour, lui-même revenant à son point d’origine, après avoir effectué cette boucle circulaire. Barry ayant perdu son père dés le premier plan du film, il héritera de trois substituts paternels, de moins en moins honnêtes: le Capitaine Grogan, le Capitaine Potzdorf et le Chevalier de Balibari. Sous l’angle amoureux, trois femmes lui feront connaître un certain bonheur: Nora, sa cousine, Lischen l’allemande accueillante et Lady Lyndon. Barry éprouvera de moins en moins d’amour à chaque fois, l’attachement de convenance à Lady Lyndon n’étant qu’un faible écho de la passion pour Nora, pour laquelle il était prêt à risquer sa vie. Il était en quelque sorte normal que le public n’adhère pas à cette logique déflationniste du film, l’œuvre allant au fur et à mesure vers un déficit d’honnêteté et de sentiments, conduisant directement vers la tombe.
La langue employée par le narrateur appartient au registre de la littérature la plus élevée et a été entièrement rédigée par Kubrick d’après Thackeray. Cet aspect littéraire concourt à l’impression de perfection ressentie en voyant le film. Que ce soit la photographie, la musique ou l’écriture, tous les moyens d’expression sont utilisés à leur summum de qualité, en s‘inspirant des plus grandes œuvres d‘art. Barry Lyndon fait partie des films qui donneraient presque envie de devenir réactionnaire et d’apprécier avec nostalgie les contributions artistiques du passé, comme un secret à jamais perdu.
Une vie sans morale, un film sans héros
Tout le film repose sur une onomastique : comment Redmond Barry arrivera à s’appeler Barry Lyndon, son mariage l’autorisant à ajouter le nom de son épouse au sien, et comment Lord Bullingdon arrivera à le faire redevenir Redmond Barry, le dépossédant de ce nom exprimé ironiquement par le titre, Barry Lyndon, comme le rêve d’un idéal réalisé puis perdu.
En fait Kubrick ne porte pas de jugement, il constate l‘hypocrisie ambiante, reposant sur l’argent et le statut social, cf. l’excellentescène où tel noble refuse de dîner avec Barry après l’esclandre causée par Bullingdon. La position d’observateur de Kubrick est affirmée par le contraste entre le commentaire du narrateur et ce qu’on perçoit à l’écran, exprimant la différence entre ce qu‘on est et ce qu‘on veut être, le hiatus entre l’essence et la représentation, la contradiction entre le destin et la persona sociale.
La distanciation est donc le mot résumant la stylistique du film et la posture morale de Kubrick. Mais cette fameuse distanciation ne nous donne pas d’éléments sur le sens à proprement parler du film. Barry Lyndon est un film « sans héros », tout comme l’était le roman, le personnage principal étant un homme « sans qualités » hormis un certain courage en duel et une habileté au jeu. Barry est comme tout un chacun, parfois remarquable, souvent médiocre et en tout cas, dépourvu de la constance et des qualités morales qui pourraient le faire passer pour un héros digne d’être imité. Comme le montre l’excellente affiche du film, c’est un violent qui plastronne l’arme à la main, en foulant à ses pieds la rose rouge de ses sentiments.
Que signifie le film ? Qu’il convient de rester honnête et que l’hypocrisie et la recherche de l’argent mènent à la complète déchéance ? Que le cynisme a force de loi et de régulateur de l’organisation sociale et qu’il est préférable de l’adopter ? C’est possible, tant la société décrite a l’air envahie par le cynisme mais le destin final de Barry ne paraît pas enviable, puisqu’il n’aura guère profité des résultats de son opportunisme.
Le film est donc en fait un parfait miroir, comme disait Stendhal du roman, « un miroir que l’on promène sur son chemin ». Aux arrivistes dépourvus de morale, il dira comme Barry « que rient ceux qui gagneront !» ; aux personnes honnêtes, il présentera le destin peu édifiant d’un cynique qui aura échoué. A chacun donc de choisir sa morale ou son absence de morale et d’agir selon sa conscience, le film étant suffisamment ouvert pour supporter toutes les interprétations.
Le constat est en définitive d’un rare pessimisme, désespérant et presque insoutenable. Peu importe tout cela, les actions menées, les événements survenus, car le film se clôt sur la mort et enlève tout espoir en une transcendance future en laquelle Kubrick ne croyait pas. On quitte Barry amputé d’une jambe et revenant en Irlande, accompagné de sa mère, sur un tragique arrêt sur image (figure de style rare chez Kubrick) qui enterre le personnage plus sûrement que des funérailles : le constat d’échec réside entièrement dans ce retour humiliant au point de départ. On revoit Lady Lyndon signant des factures dont la rente dévolue à Barry. Elle s’arrête un moment, se souvenant du passé et de son amour défunt, puis elle continue mécaniquement, l’argent enterrant toute forme de sentiment. Un carton conclut le film : « qu’ils soient bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant » (they are all equal now), proclamant l’égalité devant la Grande Faucheuse, l’impression d’immense gâchis et la profonde vanité de toute entreprise humaine. S’adressant à tous, le film se concentre sur ce qui constitue et résume l’expérience humaine, simple, lumineuse et misérable : comment la vie nous donne et finit par nous retirer ce qu’elle nous a donné. Ce pessimisme absolu et cette lucidité effrayante n’ont jamais aussi bien été exprimés par Stanley Kubrick et font, entre tous ses films, la grandeur et la profondeur de Barry Lyndon.