A vendredi, Robinson : double portrait d’artiste en vieil homme

Double portrait d’artiste en vieil homme. Dialogue (de sourds ?) à distance, proposé à deux monstres sacrés du cinéma par la réalisatrice iranienne Mitra Farahani (est-elle de la même famille que l’actrice Golshifteh, vous allez me le dire). À ma gauche (Sussex, England), en son manoir d’exil somptueux, son compatriote Ebrahim Golestan (je n’avais jamais entendu parler de ce cinéaste). À ma droite (Rolle, canton de Vaud), en son gourbi d’ascète, Jean-Luc Godard, dont la voix chevrotante est aussi mythique que les initiales. Le premier, qui voudrait parler de thèmes profonds type la condition humaine, s’étonne, puis sourit devant les messages cryptiques que lui envoie le second, qui préfère tisser des liens impromptus entre un collage de Matisse, la calligraphie de son correspondant, ou les fissures dans le macadam, dont il vient de filmer la réparation au coin de la rue. Je ne comprends rien à ce qu’il me raconte, il s’amuse, il enfile des perles, croit-il encore au cinéma, s’interroge Go numéro 1. Sans vouloir vous offenser, votre question fait un peu policier, répond avec malice Go numéro 2, qui se sert un généreux coup de rouge dilué à la Volvic.

On se demande si, tel Bowie publiant son dernier album la veille de sa disparition, JLG n’aurait pas mis en scène la sienne à travers le film de Farahani.

Les parallèles ne se rejoignent pas en apparence, mais les turpitudes de l’âge sont les mêmes pour tout le monde. Démarche au ralenti, souffle court, hospitalisation. Le premier Go, fringant quasi-centenaire, se chamaille gentiment avec son épouse, quand celle-ci remplit le lave-vaisselle en faisant beaucoup de bruit exprès. Tu ne veux pas te lever, lui propose-t-elle alors qu’il se prélasse. Le second semble terriblement seul, mais peut-être est-ce une fausse impression — on se demande où est Anne-Marie Miéville. En tous cas c’est JLG qui fait la vaisselle. Le film vaut surtout pour ces images émouvantes de vénérables facétieux. Je dis facétieux, cependant il y a un thème saillant, ressassé par le second Go, qui provoque une fois de plus l’incompréhension de son interlocuteur — le suicide (du langage, soi-disant, mais ça ne trompe personne). La sortie du film, juste après celui, assisté, de JLG, interroge, d’autant plus que dans une scène, Golestan console Farahani qui pleure le décès d’un mystérieux mentor, dont on ne connaîtra pas le nom. On ne peut que penser à la mort de Godard lui-même, et on se demande si, tel Bowie publiant son dernier album la veille de sa disparition, JLG n’aurait pas mis en scène la sienne à travers le film de Farahani.

Cette volonté de mettre en scène, et donc d’être le maître du jeu, transparaît dans la fin de non-recevoir qu’il oppose à la question de sa croyance au cinéma. Il s’amuse, mais permet-il que l’on s’amuse avec lui ? Quoi qu’il en soit, ce qui est amusant (entre guillemets), c’est que j’ai vu À vendredi, Robinson dans la salle même où, une semaine auparavant, dans une incise du discours de présentation de sa belle Illumination, la réalisatrice Pascale Breton comparait la carrière de Godard, dont la mort venait d’être annoncée, à celle de Bowie. Je dois avouer n’avoir pas trouvé le parallèle plus éloquent que ça sur le moment, car plutôt que de celle du consensuel Bowie, les BO de JLG se parent de la musique moins accessible de Scott Walker dernière période, ou de Beethoven — le divin sourd de Heiligenstadt est d’ailleurs souvent évoqué ici, avec entre autres un extrait du dernier mouvement de la sonate pour piano Op. 31 no. 2 dite ‘’Tempête’’, interprétée en concert par Wilhelm Kempff. Cependant les correspondances funèbres entre les fins des deux sommités de la deuxième moitié du XXe siècle font que je ne peux que lui donner raison.

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RÉALISATEUR :  Mitra Farahani 
NATIONALITÉ : iranienne 
AVEC : Jean-Luc Godard, Ebrahim Golestan, Mitra Farahani 
GENRE : Documentaire 
DURÉE : 1h37 
DISTRIBUTEUR : Carlotta Films 
SORTIE LE 14 septembre 2022