Licorice Pizza : A la recherche du temps disparu

Après la reconnaissance critique et le succès public quasi-unanime de Phantom Thread (2018), consacré comme l’un des plus beaux films des années 2010, Paul Thomas Anderson était forcément guetté au tournant. Dans ce cas de figure, en cas de déception, les critiques et les spectateurs ont souvent la dent dure, brûlant sans remords ce qu’ils ont adoré, jetant en pâture les artistes, y compris les plus méritants. PTA, comme on le surnomme par ses initiales, s’en doutait assurément. Pour évacuer cette pression inutile, il a préféré retourner aux sources de son inspiration, soit les années 70 et son territoire de Californie, entre San Francisco et Hollywood. Back to basics! Il a donc écrit un scénario sur la période fantasmatique des années 70, celle de son enfance, (il est né en 1970), en y transposant le roman d’initiation d’un adolescent, l’histoire de son passage à l’âge adulte. En se débarrassant de toute pression, en relâchant son obsession de la maîtrise, il signe avec Licorice Pizza son film le plus sensible et attachant depuis Punch Drunk-Love, le plus délirant et excentrique depuis Inherent vice, le plus accessible et réussi depuis…Phantom Thread.

Dans la vallée de San Fernando, en Californie, dans les années 70, Gary Valentine, un lycéen, jeune acteur à succès, tombe éperdument amoureux d’Alana Kane, une jeune femme plus âgée, qui vivote en servant d’assistante à des photographes de lycée. Durant leur relation mouvementée et contrastée, ils vont croiser des personnages divers, un acteur, Jack Holden, un producteur, Jon Peters, amant de Barbra Streisand, un politicien, Joel Wachts, candidat aux élections, un restaurateur époux de Japonaises, Jerry Frick, etc….

Presque sans le faire exprès, Paul Thomas Anderson, en relâchant la pression, a peut-être réussi l’un de ses plus beaux films, une oeuvre qui exprime l’espoir et la folie des adolescents, cette quête d’absolu, ce bel espoir qui précède les déceptions et les désillusions qu’ils rencontreront dans le monde adulte.

Avec Licorice Pizza (Pizza à la réglisse, métaphore pour évoquer les disques vinyles qui avaient cours lors de ces années 70), Paul Thomas Anderson semble s’attaquer à un projet plus modeste que ses précédents. A première vue, il s’agit d’un « coming of age », un film d’apprentissage vers l’âge adulte, un Teenage movie, comme il en existe beaucoup. Or PTA va s’amuser à en déjouer les codes et les usages : un héros adolescent mais déjà célèbre, une histoire d’amour certes mais avec une différence d’âge où la fille a une bonne dizaine d’années de plus, un monde où les adultes semblent encore plus fous, déboussolés et immatures que les adolescents.

Car PTA s’est cette fois-ci lancé comme défi de recréer cette période bénie où l’avenir semble ne pas avoir de limites, où l’impossible n’existe pas, où des objectifs complètement déraisonnables peuvent être fixés et, chose encore plus incroyable, respectés. En ce sens, Licorice Pizza fait la preuve d’un imaginaire débordant, presque autant que celle d’un Thomas Pynchon dans Inherent vice. Gary et Alana vont donc croiser des personnages qui font partie de la mémoire de PTA : un personnage inspiré par William Holden, séducteur de jeunes femmes (Sean Penn), un candidat aux élections, version parodique de celui de Taxi Driver (Benny Safdie), un producteur ayant réellement existé, Jon Peters (grand numéro de Bradley Cooper), en relation avec une certaine Barbra Streisand…A côté d’eux, Alana et Gary vont se former et apprendre la vie.

Car ils s’aiment et ne peuvent se passer l’un de l’autre, mais sur le mode de l’amour vache, en sortant avec des personnes différentes, Gary avec un ancien flirt d’école, Alana avec un collègue acteur de Gary. Dans cette description de l’amour à contre-temps, avec une différence d’âge en sens inverse de celle qui séparait les personnages de Phantom Thread, PTA revient en fait sur cette obsession thématique des sentiments qui ne coïncident pas exactement au même moment, l’art du bonheur consistant à les faire se rejoindre en même temps. Mine de rien, il traite ainsi un des plus beaux sujets du monde, celui des intermittences du coeur, qu’un certain Marcel Proust avait déjà chéri en son temps. A travers les époques et les milieux, on retrouve ce même élan contrarié qui fait se ressembler toutes les véritables histoires d’amour. Alana et Gary courent pendant tout le film, fuient et se fuient, tout comme Shasta et Doc Sportello détalant à la fin de Inherent vice.

Avec Licorice Pizza, PTA a écrit à sa manière son Once upon a time…in Hollywood, plus spontané et chaleureux que celui de Tarantino, revisitant des figures chères à son imaginaire. Il revient surtout circonscrire et identifier définitivement son territoire de cinéma, même s’il est capable de tourner à Londres ou ailleurs. Cette vallée de San Fernando est ainsi explorée pour la quatrième fois, soit quasiment la moitié de son oeuvre, après Boogie Nights, Magnolia et Punch-Drunk Love. Temporellement, PTA désigne aussi son époque de prédilection, les années 70, (très exactement 1973, année de la sortie de Vivre et laisser mourir, le titre d’un James Bond que l’on aperçoit au fronton d’un cinéma). Inherent vice se passait un peu plus tôt et Boogie Nights un peu plus tard. Ce qui a changé dans le cinéma de Paul Thomas Anderson est pourtant considérable, l’impression qu’il s’est dégagé de cette obsession de la maîtrise, en laissant vivre et exister ses personnages devant nous, sans nous les imposer par coup de force. En-dehors d’une distribution harmonieuse et pléthorique (Tom Waits, John Michael Higgins, même Maya Rudolph, l’épouse de PTA, y vont chacun de leurs caméos) Il serait impardonnable de ne pas citer des acteurs débutants qui se trouvent au coeur du film, stupéfiants de naturel, Alana Haim, l’une des musiciennes du groupe HAIM, qui fait ici merveille avec son beau visage de princesse juive et sa présence magnétique, et Cooper Hoffman, le fils du regretté Philip Seymour Hoffman, qui a vraisemblablement hérité en bonne part du talent éblouissant de son défunt père. Licorice Pizza donne donc l’impression d’un monde étrange et surprenant, mais finalement accueillant, dont on ne comprend pas forcément les règles, mais qui semble nous sourire en permanence, un monde où un lycéen peut devenir entrepreneur avec des matelas à eau, où une fille nous montre ses seins puis nous gifle la seconde d’après, un monde où on combat sa timidité pour regarder une fille dans les yeux et y voir que tout est possible. Licorice Pizza est sans doute le film le plus sensible et accessible de PTA, le plus tendre et romantique. Presque sans le faire exprès, Paul Thomas Anderson, en relâchant la pression, a peut-être réussi l’un de ses plus beaux films, une oeuvre qui exprime l’espoir et la folie des adolescents, cette quête d’absolu, ce bel espoir qui précède les déceptions et les désillusions qu’ils rencontreront dans le monde adulte.

4.5

RÉALISATEUR :  Paul Thomas Anderson
NATIONALITÉ : américaine
AVEC : Cooper Hoffman, Alana Haim, Bradley Cooper, Sean Penn, Benny Safdie, John Michael Higgins
GENRE : Comédie dramatique
DURÉE : 2h13
DISTRIBUTEUR : Universal International Pictures
SORTIE LE 5 janvier 2022