Au Festival de Cannes, Alpha s’est vu assigner un tir de barrage impressionnant de la plupart des critiques. Personnellement nous aimons le cinéma de Julia Ducournau en qui nous voyons la plus forte personnalité cinématographique, avec Justine Triet, apparue en France lors de cette dernière décennie. Depuis Grave, nous souhaitions la rencontrer, c’est désormais chose faite. Brillante, prolixe, passionnante, elle a largement défendu son nouveau film, avec une puissance de conviction qui nous fait penser qu’il faudra compter avec elle longtemps dans les années à venir. Une véritable artiste, incontestablement.
N.B. : cet article présente uniquement la première partie de l’interview de Julia Ducournau. La seconde partie dans laquelle elle s’exprime sur la thématique centrale du Festival de Cannes cette année et son amour du cinéma italien (Fellini, Pasolini, etc.), et donc la version intégrale de cette interview, seront publiées dans le numéro 1 de la revue MovieRama, à paraître début septembre, sur la rentrée cinéma 2025 et plus particulièrement les films de Cannes.
Cela faisait longtemps que nous souhaitions vous rencontrer car nous aimons vos films depuis le début et considérons votre cinéma absolument passionnant. Bizarrement nous avons surtout rencontré vos actrices. En ce qui concerne Alpha, avez-vous été surprise par la réception un peu difficile du film à Cannes ou vous y attendiez-vous?
Ah, je m’y attendais quand même. Je n’ai fait que des films clivants jusque-là. C’est presque inhérent à l’ADN de mes films, que cela crée un débat, que cela polarise énormément. Et puis je tiens à rappeler que Titane, bien qu’ayant eu la Palme d’or, avait été très polarisant à Cannes, il y a quatre ans aussi. Donc je m’y attendais totalement. Après, je fais un cinéma qui ne cherche pas du tout l’unanimité. Ce que je cherche justement, c’est de créer ce débat. C’est de créer de la pensée, du dialogue. Donc pour moi, tant que cela a lieu, c’est vivant et c’est pour ça que je fais des films. Donc je m’y attendais, oui.

On sait aussi qu’il y avait un possible retour de bâton après la Palme…
Oui, c’est le jeu. Je ne l’ai pas mal pris. Après, dire que certaines critiques ne blessent pas, ce serait mentir. Cela blesse quinze secondes et puis on passe à autre chose. Moi, de toute façon, le fait de faire un travail polarisant, cela m’a toujours donné énormément de carburant, pour continuer justement à creuser mon travail. Donc non, ça va.
Dans certaines critiques, j’ai même lu que le film montrait que la famille était toxique, ce que je n’ai pas trop compris…
Moi non plus. Toxique, alors pas du tout. Je n’ai pas cette impression. Au contraire, c’est une famille qui est pleine d’amour. Evidemment l’amour implique une responsabilité envers la personne qu’on aime, et que, comme le dit Amin (Tahar Rahim) dans le film, « trop d’amour, ça rend les gens fous ». Ce qu’il veut dire par-là, c’est que, quand on aime trop, on peut outrepasser cette responsabilité. C’est ce qui se passe avec sa soeur, Maman (Goshifiteh Farahani), c’est qu’elle aime tellement son frère, qu’elle ne veut pas le laisser partir, selon ses propres termes, à lui. C’est trop lui demander. L’amour, c’est quelque chose qui me rend tellement vulnérable, à tellement d’endroits, Il n’y a pas d’amour parfait, cela n’existe pas. L’amour n’est qu’imperfection, c’est ça qui fait qu’on est humains. Donc parler de toxicité, non. Parler de famille dysfonctionnelle, pourquoi pas. Mais selon moi, toutes les familles sont dysfonctionnelles. Je pense que c’est en acceptant le fait que le principe de famille est dysfonctionnel, que l’on peut fonctionner au sein d’une famille. C’est justement en faisant le deuil qu’il y a à faire, en acceptant que c’est un travail continuel à faire, que les liens du sang ne suffisent pas pour faire famille, que tout est toujours une question d’élection, qu’on peut en sortir, qu’on peut y revenir, qu’on peut laisser l’autre vivre, que c’est un va-et-vient permanent qui fait qu’il n’y a pas de famille parfaite – et c’est tant mieux d’une certaine manière- et que c’est en acceptant cela, qu’on peut fonctionner ensemble.

Quand vous avez pensé vous lancer dans un nouveau projet, après avoir atteint un certain sommet, avez-vous pensé que le plus sûr, c’était de retourner vers votre autobiographie?
Oui et non. Déjà 1) le fait d’avoir eu la Palme d’or, c’est quelque chose que j’ai toujours du mal à intégrer dans ma tête. Elle est là, je pense qu’elle a eu des effets sur mes films, sur Titane et sur Alpha, mais sur moi, pas vraiment. C’est un honneur sur le moment mais quand on rentre, il s’agit de faire quelque chose de nouveau, de se surprendre soi-même, de sortir justement de la zone de confort, de continuer à s’exposer plus, à se mettre dans des situations plus inconnues qu’avant, C’est en cela que je dis, 2) creuser et sortir de la zone de confort, car je crois vraiment que la zone de confort empêche toute créativité. C’était plutôt ça, mon souci. Mon souci, ce n’était pas du tout la Palme. Car moi j’ai arrêté d’y penser à partir du moment où je suis rentrée à Paris. Moi, tout ce qui m’obsédait, c’était de me poser des problèmes de cinéma. Par exemple, Titane a été construit pour que l’émotion jaillisse en fait à la fin du film, vraiment à la fin, dans les dix dernières minutes, et notamment avec ce « je t’aime » final qu’ils échangent. Ce « je t’aime » final a été très compliqué pour moi à accoucher. Je l’ai mis dans le scénario, retiré du scénario. Sur toutes les versions, il y avait une version sur deux où ce n’était pas dedans. Au moment du tournage, je leur faisais jouer avec, je leur faisais jouer sans. Et au moment du montage, un moment je le mettais, un autre, je ne le mettais pas. Et au bout d’un moment, je me demande, c’est quoi mon problème? Pourquoi je n’arrive pas à utiliser ces mots, je t’aime. Je t’aime, ce sont les mots les plus prononcés de l’histoire du cinéma dans toutes les langues, depuis la naissance du cinéma, de la littérature et même de la musique. Pourquoi j’ai un problème avec ça? J’ai beaucoup réfléchi à ça. Je me suis dit que, face à quelque chose qui me semblait une difficulté, la zone d’inconfort serait de faire un film qui soit de A à Z un énorme « je t’aime ». Et ça, pour moi, c’était très difficile. Et c’est pour ça que je me suis attelée à ce film.
Oui car Alpha, c’est un film nettement plus émotionnel…
Evidemment. C’était vraiment m’exposer dans l’émotion, et surtout dans le fait de nommer l’émotion. En plus de la montrer, la nommer. Moi, je suis extrêmement pudique avec les mots. Déjà l’idée d’avoir un film qui parle énormément de ce que c’est que le non-dit, le non-ressenti, l’impossibilité du deuil, je savais que j’allais devoir faire un film où mes personnages allaient se confronter à la parole. C’était obligatoire. Cela veut dire qu’il fallait que moi, je me confronte à la parole car si je parle de non-dit et si je veux transcender ce non-dit et l’exploser, il faut que mes personnages parlent. Et ça, c’était aussi quelque chose pour moi de l’ordre de l’inconnu, dans l’écriture et la direction d’acteurs également. Pour toutes ces zones-là, il fallait que ce soit le film que je fasse maintenant, c’est-à-dire le film où non seulement on ne m’attend pas, mais surtout où moi je ne m’attends pas moi-même. Où moi je vais vers une zone où je ne sais pas si je suis capable de le faire. Il faut que j’y aille.

Pour moi, c’est évident que vous prenez beaucoup de risques. Le film exprime un état d’intense douleur et le fait que vous ayez choisi cette chanson sublime de Portishead, Roads, pour ouvrir le film, cela donne vraiment sa tonalité.
Il y a un constat très triste dans cette chanson. C’est un constat que j’ai mis dans une scène du présent du film, et aussi dans une scène au ralenti qui est assez générationnelle, en tout cas le souvenir que je me fais de ma génération. La phrase qu’elle [Beth Gibbons, la chanteuse de Portishead, Ndlr] répète énormément, c’est « How can it feel this wrong? ». Et on finit sur un écran noir avec cette phrase-là. C’était quelque chose déjà écrit dans le scénario parce que toutes les chansons que j’utilise se trouvent déjà dans le scénario car j’utilise les paroles pour éclairer sur un état d’une scène ou du film, grâce à ces chansons. Du coup, je ne peux pas prendre d’autres chansons que j’ai déjà choisies au départ. Jamais je ne changerai le scénario, c’est comme si cela faisait partie des dialogues, comme le poème d’Edgar Poe, par exemple. Le fait de finir sur un écran noir après avoir vu cette gamine, Alpha (Mélissa Boros), qui se trouve en coma éthylique, qui se fait tatouer sans réel consentement et de voir cette génération qui préfère s’anesthésier que de vivre dans le présent de ce monde-là, avec cette phrase « how does it feel so wrong? » qu’on pourrait traduire presque par « comment on a pu merder à ce point-là? ». C’est quelque chose qui, du coup, me fait revenir en arrière, avec les flash-backs, Le présent, c’est ça, comment on en est arrivé là?
Mais vous saviez déjà que vous pouviez utiliser cette chanson ?
Il faut se donner les moyens. Je fais toujours ça. Toutes mes chansons sont toujours choisies en amont pour leurs paroles et après c’est mon superviseur musical qui doit aller négocier les droits. Mais il sait très bien que ce ne peut pas être d’autres chansons que celles-ci.

En ce qui concerne le titre, Alpha, j’ai l’impression que votre film est un peu une sorte de lettre à la génération Alpha, (elle acquiesce), née au début des années 2010 jusqu’au milieu des années 2020, et que vous lui dites qu’on a vécu des périodes de crises éco, de terrorisme, de pandémie, et finalement, que va-t-il nous rester de tout ça? C’est lorsque vous passez du passé au présent, et qu’on a l’impression que vous parlez du Sida, mais pas totalement, ou du Covid, mais pas complétement. Cela se trouve entre les deux.
En fait, peu importe la pandémie dont je parle, ou la crise sociétale mondiale dont je parle. La question, c’est effectivement comment ces traumas vont subsister en l’absence de réparation. Car en général il n’y a jamais de réparation. Comment ils vont être transmis à la génération d’après. Et quel monde donc on laisse à la génération d’après. Ce n’est pas faux de dire que Alpha s’adresse à la génération Alpha, c’est même assez juste. Moi j’ai très foi dans les jeunes générations, -je ne m’inclus pas dedans- je parle des 15-25, comme vous dites. Je pense qu’ils ont une capacité de clairvoyance par rapport à ce qui se passe qui va faire qu’ils vont pouvoir rester debout dans la tempête. C’est pour ça qu’à la fin Alpha reste toute seule debout dans la tempête, et qu’elle pleure, car cette larme à la fin veut dire qu’elle a compris la situation, qu’elle a compris ce qui s’était passé, qu’elle a compris aussi qu’elle était en fait au début d’un cycle, dans lequel il fallait qu’elle reste en vie dans un monde qui meurt. C’est aussi par opposition à Oméga que j’ai choisi Alpha comme nom du personnage et titre du film. Mais je crois qu’effectivement, peu importe le contexte critique dans lequel s’installe cette pensée. Si on pense à l’impact de la pandémie de Covid d’un point de vue économique et social, le krash économique qui s’en est suivi, le fait que des jeunes aient été complètement interrompus dans leur élan de vie, à cause du confinement mais aussi dans leurs études, et toute l’inflation, etc. C’est quelque chose qu’on leur demande de porter qui est beaucoup trop lourd, à quoi ils n’ont pas de solution mais en fait, au lieu de créer les structures pour que leur futur se déroule de la manière la plus stable possible, on leur dit, c’est comme ça. C’est comme ça, démerdez-vous. Je trouve ça tragique. La réflexion, c’est de se dire, c’est incroyable, peu importe les crises qu’on traverse, à quel point on transmet le poids de tout cela aux générations d’après, sans leur donner les clés, en leur disant, c’est comme ça, et pas autrement. Cela avait été aussi le cas évidemment, avec la pandémie de Sida dans les années 80-90, quand on pense à la manière dont la sexualité a été complètement arrêtée dans ma génération alors que, à peine vingt ans avant, dans les années 70, c’était la libération sexuelle, l’égalité de traitement homme/femme, l’ouverture totale sur tout ce qui était sexuel. Moi, ma génération, ce qu’on a vécu, c’est que le sexe était un danger. Le sexe était synonyme de mort, et avec ça, sont revenus les vieux discours de misogynie, d’homophobie, parce que la peur était là et que personne n’a réussi à prendre ce problème à bras-le-corps. Cela a juste été transmis comme ça.

© JACOVIDES-BORDE-MOREAU, BestImage
La seconde partie de cette interview et donc sa version intégrale seront disponibles dans le numéro 1 de la revue MovieRama, à paraître début septembre 2025.
Interview recueillie par David Speranski le 30 juin 2025.