Cassandre : montrer l’indicible

Avec Cassandre, son premier long-métrage, Hélène Merlin livre une œuvre profondément personnelle. Venue du théâtre, de la radio et du reportage, la réalisatrice avait déjà attiré l’attention dès 2022, lorsque le projet — alors intitulé Cavale — était sélectionné par Mubi parmi les meilleurs scénarios féminins au Festival de Cannes. Depuis sa sortie, le film a été salué en France, recevant notamment le Prix du Jury à Villefranche Beaujolais Saône et le Prix Jeune Public à Quimper. Inspiré de l’enfance d’Hélène Merlin, Cassandre relève un pari délicat : mettre des mots — et, plus difficile encore, des images — sur l’inceste. Elle évite tout pathos en optant pour une comédie noire, ponctuée de poésie et d’humour. Cette tension entre gravité du sujet et légèreté formelle donne au film une richesse singulière. Mais la complexité de l’œuvre ne tient pas qu’à son ton : elle s’incarne aussi dans ses personnages, qui échappent aux figures binaires de la victime et du bourreau, au profit de portraits ambigus, souvent déroutants, mais profondément humains. Alors, comment Cassandre parvient-il à s’ancrer dans le réel tout en donnant forme et voix à l’indicible ?

Été 1998, Cassandre revient, comme chaque année, chez ses parents après son année scolaire en pensionnat. Son frère, qui poursuit ses études aux États-Unis, les rejoint pour les vacances. Dans ce cadre familier, Cassandre remarque un changement chez lui : il semble avoir mûri et porte désormais un regard différent sur son corps d’adolescente, lui aussi transformé au fil de l’année. Lorsqu’il commet l’impensable, les dysfonctionnements familiaux se révèlent, plongeant Cassandre dans le silence et l’isolement. Heureusement, cet été marque également sa découverte d’un nouveau centre hippique, un lieu qui lui offre une échappée vers un autre univers.

Hélène Merlin signe un premier long-métrage courageux, abordant un sujet tabou sans pathos ni voyeurisme, grâce à une proposition artistique aussi belle que singulière

Ce film est avant tout une proposition artistique audacieuse au service d’un sujet particulièrement délicat : l’inceste. Sans jamais tomber dans le voyeurisme, la réalisatrice choisit la voie de la suggestion et de la poésie pour aborder le drame, mêlant les registres et introduisant des respirations poétiques et comiques qui viennent alléger la tension. Porté par la voix off de la protagoniste adulte, le récit prend des airs de fable tendre et distanciée. À l’écran, cette histoire s’incarne dans des marionnettes animées par la narratrice elle-même, métaphore ingénieuse de l’indicible. Cette mise en scène singulière permet d’exprimer l’intime, en particulier le lien entre Cassandre et l’enfant qu’elle fut, qu’elle tente de consoler à travers les gestes simples que sa famille ne lui a pourtant jamais offerts. Ce lien entre passé et présent est d’une grande émotion. Le film joue également avec un registre comique, notamment à travers ses personnages secondaires décalés et parfois ridicules, dont on se moque avec tendresse. Les moments passés au centre équestre introduisent quant à eux des échappées plus lumineuses. L’univers visuel et sonore du film participe pleinement à cette approche singulière : la bande originale, pensée comme un opéra intime, signée Delphine Malaussena, accompagne les émotions de Cassandre par des variations d’un même thème musical, tandis que la caméra adopte un langage très sensoriel. Ainsi, lors d’un fantasme de l’adolescente qui s’imagine soudainement embrasser son professeur d’équitation, l’image se transforme brutalement : la colorimétrie devient saturée, kitsch et dorée – nous plongeant dans l’imaginaire pop et naïf de la jeune fille. À d’autres moments, c’est par un kaléidoscope que l’on perçoit Cassandre, à travers les yeux troublés de son frère, dont le désir déplacé se traduit visuellement par une image morcelée, confuse, distordue. Lors d’une scène particulièrement marquante, le rideau de douche agit comme un filtre symbolique entre eux, révélant le trouble de ce regard interdit. Face aux scènes les plus dures – celles des viols incestueux – la mise en scène se fait pudique, détournant le regard sans nier la violence. L’une des séquences les plus frappantes montre Cassandre nue, de dos, tandis que les grésillements d’un poste de télévision viennent se projeter sur sa peau, traduisant par l’image le brouillard mental et la dissonance de l’instant. Enfin, tout le film est traversé par une esthétique très marquée, empruntant aux années 1990 une texture granuleuse qui évoque l’argentique, donnant à la campagne française et au manoir familial un caractère beau et nostalgique. Cette esthétique rétro, jusque dans les objets de l’adolescence de Cassandre – sa chambre, ses vêtements – participe à l’élaboration d’un monde sensible, profondément incarné. C’est un film d’une grande beauté plastique, où chaque choix formel vient servir avec justesse la puissance du propos.

Le point fort de ce film est qu’il aborde avec intelligence et sensibilité le tabou ultime qu’est l’inceste, ouvrant une conversation essentielle pour notre société. Le film, bien que profondément dérangeant et difficile à regarder, captive par la lenteur avec laquelle il dévoile les dysfonctionnements de cette famille. Dès les premières scènes, un malaise s’installe, nous plongeant dans l’incertitude, à l’image de ce que ressent le personnage principal. Dans une scène, les deux adolescents se baignent nus ensemble, suggérant une tension sexuelle du frère envers sa sœur, sans que l’on en comprenne bien les tenants et les aboutissants. Au-delà de leur relation, l’atmosphère familiale brouille les frontières de l’intimité. Une scène marquante montre Cassandre épilée de force par sa mère sur la table de la salle à manger, son corps dénudé exposé aux regards du père et du frère — un moment qui illustre le manque total de respect des limites convenables envers une adolescente. Le film parvient à traiter cette thématique avec subtilité, évitant le manichéisme. Il montre que les victimes, perdues et désemparées face aux violences sexuelles, ne savent souvent pas comment réagir, surtout lorsqu’elles proviennent de l’intérieur même du foyer, et que les conséquences d’une dénonciation peuvent être terribles. Les victimes peuvent alors sembler passives, voire complices. La nuance du film repose également sur le déroutant personnage du bourreau. Il oscille entre une naïveté presque enfantine et une forme de manipulation trouble, tout en restant un bon frère à bien des égards. C’est aussi certainement parce que nous découvrons l’histoire à travers le point de vue de Cassandre que le personnage nous paraît aussi ambigu. Cette représentation bouscule l’imaginaire collectif selon lequel les violeurs seraient des inconnus qui agissent dans une ruelle sombre — alors que la plupart des viols sont commis par des proches. Le film vient également apporter de la nuance en montrant que le personnage du frère est le fruit d’une éducation incapable de poser des frontières claires, ni de construire une relation saine au corps et à la sexualité. L’omniprésence de la nudité, y compris celle des parents, en témoigne : les membres de la famille se baignent et se promènent nus ensemble, comme une évidence. Le frère, d’une manière bien différente de Cassandre, est également victime de ce foyer : humilié par son père, surprotégé par une mère envahissante, qui maintient une proximité physique démesurée avec lui. Cette mère, ambivalente elle aussi, veut que sa fille s’épanouisse et ne suive pas le chemin d’une femme soumise. Elle-même imprégnée des normes patriarcales, elle en vient pourtant à minimiser le viol subi par sa fille, allant jusqu’à faire porter à Cassandre une part de responsabilité. Le film explore ainsi la culpabilité que peuvent ressentir de nombreuses victimes, en particulier lorsque les faits se déroulent dans un cadre familial. Cassandre, confrontée à des repères brouillés, en vient à douter d’elle-même. En somme, le film dépeint avec justesse les failles d’une cellule familiale marquée par la confusion des limites à respecter, les silences et les violences invisibles. À travers la relation du frère et de la sœur, le film met en lumière avec succès la complexité des rapports de domination et de violence au sein même des foyers — des relations bien plus nuancées qu’il n’y paraît.

C’est une histoire qui convainc toutefois moins lorsqu’elle sort du sujet de l’inceste et tente d’ apporter un commentaire social. L’intrigue s’articule autour d’une opposition marquée : d’un côté, la famille de Cassandre, de l’autre, le centre équestre, deux mondes aux valeurs et aux appartenances sociales radicalement différentes. La première, aristocratique, impose une éducation militaire stricte, où l’on enseigne que « la meilleure défense, c’est l’attaque ». Ce discours est porté par son père, militaire de carrière traumatisé, et sa mère, ancienne soixante-huitarde qui rêvait d’une vie bohème avant de tout abandonner pour épouser cet homme autoritaire. C’est en quittant ce cadre familial dysfonctionnel que Cassandre découvre la « vie normale » dans ce club hippique, au cœur de la classe moyenne rurale. Sa méconnaissance totale des codes sociaux les plus élémentaires semble parfois un peu exagérée, tout comme la réaction outrée (et presque impolie) de son amie du centre lorsque c’est son tour de découvrir le milieu privilégié dont vient Cassandre à l’occasion d’une soirée pyjama. Ces allers-retours entre deux mondes – deux classes sociales, deux types d’éducation, deux systèmes de valeurs – flirtent souvent avec la caricature. Le film semble un peu maladroit lorsqu’il représente le milieu bourgeois militaire, notamment à travers le père, qui ne semble connaître d’autre sujet de conversation que la guerre ou la chasse. Ce personnage est difficilement crédible tant il coche toutes les cases du stéréotype de la masculinité toxique : il parle de sa sexualité à sa fille de façon très déplacée, se présente lui-même comme un « alpha dog » et semble incapable de voir les autres autrement que par le prisme de la domination. Cela dit, le film étant inspiré de la vie de la réalisatrice, il reste délicat de juger cette représentation. En miroir, on découvre au centre équestre un homme qui incarne l’exact opposé du père : un professionnel formé par ceux qui « murmurent à l’oreille des chevaux », toujours respectueux et dans la communication. Bien qu’un peu caricatural à son tour, ce personnage est porteur d’espoir. Il apprend à Cassandre à reconnaître et à canaliser sa colère (plutôt que de la refouler ou la transmettre). Contrairement à sa famille, il sait poser des limites avec les jeunes, si bien que lorsque Cassandre s’entiche de lui, il la garde à distance. Ainsi, il devient un modèle rassurant d’une autre masculinité possible et le centre, un lieu de reconstruction. L’adolescente y noue également une belle amitié avec une autre jeune fille qui l’aide à s’émanciper et lui fait entrevoir d’autres possibles. Dans cet environnement où elle peine à décoder les comportements humains, Cassandre trouve surtout refuge auprès des chevaux. C’est avec eux qu’elle parvient le plus vite à déconstruire ses réflexes de défense, à abandonner la violence, à créer un lien apaisé émouvant. Si certains personnages secondaires peuvent donc sembler un peu trop stéréotypés — au point de nous faire sortir, par instants, de l’émotion du film —, l’ensemble est largement rattrapé par l’interprétation bouleversante de l’actrice principale, Billie Blain. Son jeu, à la fois brut, cru et profondément touchant, porte le film avec intensité. Elle parvient à incarner toute la complexité de son personnage, malgré la difficulté du rôle et la charge émotionnelle que suppose le fait de rejouer une histoire inspirée de la vie réelle de la réalisatrice.

Finalement, si certains personnages secondaires flirtent parfois avec la caricature, la force du film réside dans sa capacité à faire exister la complexité — celle des liens familiaux, de la culpabilité, du désir et de la reconstruction. Hélène Merlin signe un premier long-métrage courageux, abordant un sujet tabou sans pathos ni voyeurisme, grâce à une proposition artistique aussi belle que singulière. Par son regard tendre mais implacable sur les violences familiales, et grâce à l’interprétation bouleversante de son actrice principale, Cassandre donne forme à l’indicible, en en faisant une œuvre profondément cinématographique et politique. Un film qui dérange, qui émeut, et surtout, qui ouvre une brèche nécessaire sur un sujet trop longtemps resté tu.

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RÉALISATEUR : Hélène Merlin
NATIONALITÉ :  Française
GENRE : Drame, Comédie noire
AVEC : Billie Blain, Zabou Breitman, Éric Ruf
DURÉE : 1h43
DISTRIBUTEUR : Zinc Film
SORTIE LE 2 avril 2025