Palme d’or au dernier Festival de Cannes, Anora est dans la droite lignée des films de Sean Baker qui mettent en scène des personnages marginaux, déclassés et en rupture du système, un hardeur paumé qui travaille dans le milieu de la pornographie dans Red Rocket (2021) ou une mère seule qui vit dans un motel et se prostitue pour subvenir à ses besoins dans The Florida Project (2017) par exemple. Ici, le protagoniste est une travailleuse du sexe comme dans Tangerine (2015) et travaille dans un bar à hôtesses. Elle y enchaîne les clients toujours avec le sourire et un grand sens de l’hospitalité. C’est là qu’elle fait la connaissance d’Ivan, un jeune russe beau gosse de 21 ans qui se trouve être en voyage touristique à New York. De fil en aiguille, les deux personnes finissent par s’apprécier mutuellement jusqu’à tant qu’il l’invite dans son appartement luxueux pour une prestation privée, puis loue finalement ses services pour une semaine entière.
Montage cut au rythme accéléré pour en souligner la frénésie, c’est à un tourbillon d’images chatoyantes nous présentant une bande de jeunes – filles et garçons – faisant la fête en boîte de nuit, fumant de la drogue, vidant les flutes à champagne, sniffant de la cocaïne, s’ébattant dans un jacuzzi, flambant au casino, flirtant, riant, que l’on assiste comme hypnotisés que nous sommes par un monde merveilleux qui s’offre à nous. Et qui s’offre surtout à Ani qui n’en croit pas ses yeux. Le film s’accélère et nous emporte à travers sa machine à illusions. Et Ani, qui n’est pourtant pas dupe, se laisse prendre au jeu lorsque Ivan lui fait sa demande en mariage. Mais cette fois-ci, pour elle c’est du sérieux comme elle s’en vante auprès de ses collègues de travail.
Mais Anora fonctionne comme un conte de fées à l’envers et la désillusion succède au charme du merveilleux.
Mais Anora fonctionne comme un conte de fées à l’envers et la désillusion succède au charme du merveilleux. Et en effet, tout cela nous semblait être trop beau pour être vrai. La rapidité avec laquelle s’enchaîne les évènements ainsi que le mariage clés en main contracté à Las Vegas sans compter l’immaturité apparente d’Ivan, obsédé par le sexe, passant son temps à faire la fête ou à jouer aux jeux vidéo nous servent de signaux appelant à déconstruire le genre du conte avec ses présupposés. Ivan ressemble plus à un adolescent attardé qu’au prince charmant tel qu’on l’imagine. Pourtant tous les ingrédients sont là avec au centre de la trame amoureuse la fusion de deux êtres dont l’un, la jeune fille en Cendrillon moderne, est issu d’un milieu modeste voire pauvre et travaille avec acharnement pour gagner sa vie, et de l’autre, le jeune homme d’origine noble – il est le fils d’un riche oligarque russe – pour lequel la vie est facile et pleine d’opportunités.
Mais le film entretient une certaine forme de suspens dramatique presque jusqu’au bout, nous laissant imaginer que tout va se résoudre dans un moment magique tellement nous avons envie d’y croire. Le film joue avec nos croyances les plus enfouies au sein de notre cœur baigné d’innocence. Sauf que dans une deuxième partie, le conte de fées vire à la tragi-comédie avec l’apparition et l’intervention des hommes de main de la famille d’Ivan qui ont bien l’intention d’annuler ce mariage contre-nature. Personnages loufoques emmenés par un prêtre aux allures de mafieux, ils prêtent au film sa dimension comique. Quant à Ivan, il se révèle finalement n’être qu’un pantin désarticulé sans volonté propre, ivre mort, incapable de se tenir debout, soutenu physiquement par ses gardiens, et aux ordres de ses parents. Le prince est déchu de son autorité. Quant à Ani, elle est le fil rouge dramatique du film, y croyant toujours, se battant – au sens physique du terme – pour y croire toujours. Ramenée à sa condition de pauvreté, elle se révèlera finalement une pauvre créature en proie aux plus puissants qu’elle. Faux conte de fées, comédie romantique inversée, tragi-comédie et drame en même temps, Anora nous fait passer un moment réjouissant bien que grave.