Avec 1500 films par an, le cinéma indien est sans doute l’industrie cinématographique la plus prolifique et florissante dans le monde. Certes, sur cette multitude de films, il faut certainement compter beaucoup de mélodrames bollywoodiens (Devdas, Lagaan, etc.) dont l’objectif consiste essentiellement à divertir. Néanmoins, paradoxalement, peu de films indiens se sont signalés sur le versant du cinéma d’auteur depuis Satyajit Ray, Mrinal Sen et Ritwik Ghatak, Il faut remonter jusqu’à trente ans auparavant pour trouver un film indien en Sélection officielle au Festival de Cannes, avec Destinée (Swaham), film aujourd’hui tristement oublié de Shaji N. Karun. La présence cette année d’une jeune cinéaste en Sélection officielle, Payal Kapadia, 38 ans, apparaît donc comme le signe d’une authentique renaissance du cinéma indien. Avec Santosh retenu la même année à Un Certain Regard, All we imagine as light offre ainsi un visage féminin, moderne et contemporain au cinéma indien.
A Mumbai, trois femmes travaillent dans le même hôpital. Deux d’entre elles, Prabha et Anu, sont infirmières et colocataires. Prabha est mariée à un homme qui travaille en Allemagne et qu’elle n’a pas vu depuis un an. Anu, plus jeune, Hindi, entretient une relation interdite avec un Musulman, alors qu’ils ne peuvent avoir de gestes d’affection en public. Enfin, la troisième, Parvaty, plus âgée que les deux autres, cuisinière dans le même hôpital, est veuve et menacée d’expulsion, en raison de la construction d’immeubles de grand standing.
All we imagine as light offre ainsi un visage féminin, moderne et contemporain au cinéma indien.
En 2021, deux ans auparavant, Payal Kapadia s’était révélée à Cannes à la Quinzaine avec Toute une nuit sans savoir, un documentaire à la fois poétique et fiévreux, mixant la correspondance d’une amoureuse et les émeutes universitaires en Inde au début des années 2010. Mi-documentaire, mi-fiction, ce premier film fulgurant obtint l’Oeil d’or du meilleur documentaire et révéla un jeune talent. En passant à la fiction, Payal Kapadia effectue le mélange inverse : au lieu de saupoudrer de fiction un récit documentaire, elle instille à petites doses du documentaire dans sa fiction. Elle reste en tout cas fidèle à un style assez hybride qu’un certain nombre de femmes cinéastes ont aussi pratiqué, comme Agnès Varda, Chantal Akerman ou Claire Denis.
L’introduction de son film en témoigne : lents travellings sur des rues, des rives, des étals, pendant lesquels se font entendre des monologues de personnes anonymes, trait d’union documentaire avec son précédent film. En commençant ainsi, Kapadia insiste sur l’assise documentaire de son film, même lorsqu’il s’agit d’une fiction. Les notations sobrement réalistes sur le travail des infirmières, métier de deux de ses protagonistes, ou sur la procédure d’expulsion de la troisième, montrent tout l’attachement de Payal Kapadia au soubassement réaliste de ses histoires.
Ceci n’empêche pourtant pas le lyrisme discret dont elle sait faire preuve, cf. les poèmes écrits par le collègue médecin de Prabha pour tenter de la séduire, ou les sms d’amour entre Anu et Shiaz qui s’inscrivent directement au centre de l’écran. Elle parvient tout aussi bien à rendre sensible et presque palpable l’atmosphère nocturne des rues de Mumbai. Dans la seconde partie du film, elle n’aura pas la moindre difficulté à peindre l’opposé, soit la vie lumineusement balnéaire d’une ville côtière. C’est l’aspect poétique et pictural du style de Kapadia qui est ici mis en valeur, caractéristique paradoxalement indissociable de son assise documentaire.
Car en effet, après la plongée dans les jours et surtout les nuits urbaines de Mumbai, le film bascule dans un tout autre horizon, celui de la mer et de la forêt. Prabha et Anu accompagnent Parvaty dans son exil de la ville, suite à une expulsion prévisible et inévitable de son logement. Le film est donc divisé en deux, comme ceux d’Apichatpong Weerasethakul (immense influence pour Payal Kapadia, en particulier Blissfully Yours), David Lynch ou Miguel Gomes. Mais Kapadia reproduit surtout ici l’opposition ville/campagne qui existait déjà dans L’Aurore de Murnau. A la campagne, la nature devient le réceptacle de l’expression et de la réalisation des désirs. Alors qu’Anu traînait avec son amoureux à Mumbai sans pouvoir véritablement le toucher, elle parvient à se promener avec Shiatz à Ratnagiri en toute liberté et à lui faire l’amour sans remords ni culpabilité. De son côté, Prabha ressuscite un noyé et lui fait endosser de façon « magique » l’identité de son mari disparu. C’est lui qui donnera l’explication du titre cryptique du film : « Dans l’obscurité, j’essayais d’imaginer la lumière, c’est impossible, je pensais à toi.»
En dépit de ce style discrètement élégiaque, d’où vient ce lancinant mais réel sentiment de légère insatisfaction qui peut nous étreindre légitimement en voyant All we imagine as light? Sans doute de ce style faussement sage et feutré qui semble pratiquer avec virtuosité l’art de la litote, ou de ce calibrage narratif qui fait s’entrecroiser presque mécaniquement, de façon trop prévisible, les intrigues des trois héroïnes, à la manière d’un Short cuts presque exclusivement féminin. Toute une vie sans savoir paraissait bien plus à vif, original et pourvu d’une réelle nécessité à chaque plan. Pourtant quelques images éminemment symboliques surnagent dans la mémoire : Prabha serrant dans ses bras un autocuiseur rouge, comme s’il s’agissait de son mari retrouvé, ou ce modeste café sur la plage où les principaux personnages se retrouvent enfin apaisés et sereins. Sans avoir besoin de surligner les choses, grâce à une musique tendrement envoûtante, Kapadia parvient à faire de ce café un ilot de résistance et de bonheur, contre tous les conformismes et les enfermements.
RÉALISATRICE : Payal Kapadia NATIONALITÉ : indienne GENRE : drame AVEC : Kani Kusruti, Divya Prabha, Chhaya Kadam DURÉE : 1h54 DISTRIBUTEUR : Condor Distribution SORTIE LE 2 octobre 2024