Sister Midnight : un mélange des genres drôle et inspiré

Présenté à la Quinzaine des Cinéastes, ce premier long métrage en provenance d’Inde constitue une bonne surprise tant il finit par déjouer les attentes du spectateur, habitué plutôt à découvrir en festival et en salle des comédies musicales folkloriques ou des films de gangsters nerveux. Avec All We imagine as Light (Payal Kapadia) et Santosh (Sandhya Suri), il témoigne ainsi du renouveau du cinéma indien.

Mariage arrangé à Mumbai : l’homme est flasque et veule, la femme, une fois arrivée dans le taudis conjugal, assume une misanthropie ordurière, d’une rare verdeur. Coincée dans l’enfer du couple, Uma se transforme en une figure inquiétante sans états d’âme, donnant libre cours à ses pulsions féroces.

Sister Midnight est un film surprenant à bien des égards, comme le prouve d’ailleurs l’accueil très chaleureux que lui ont réservé les festivaliers.

Un peu comme Tiger Stripes sorti en mars dernier sur nos écrans (et lauréat du Grand Prix de la Semaine de la Critique l’an passé), Sister Midnight est un film surprenant à bien des égards, comme le prouve d’ailleurs l’accueil très chaleureux que lui ont réservé les festivaliers. Le sujet (un mariage arrangé, le quotidien d’un couple dans un quartier populaire de Mumbai) laissait craindre un film social appuyé, démonstratif. Or c’est tout le contraire qui se produit à l’écran. En premier lieu, parce que le cinéaste, Karan Kandhari, choisit de traiter cette thématique en utilisant des plans fixes, sous la forme de saynètes, qui s’ouvrent et se ferment par des fondus au noir. On s’amuse à relever l’influence d’un Wes Anderson dans cette volonté de découper ainsi l’ensemble, ce qui fonctionne ici alors que ce système s’est sérieusement grippé du côté du réalisateur américain (voir le poussif Asteroid City, présenté à Cannes en Compétition en 2023). Cette fragmentation quasi permanente (et elliptique) du récit donne indéniablement du rythme mais surprend d’autant plus que cette architecture des plans se double d’une faible utilisation des dialogues. Les interprètes principaux, Radhika Apte (excellente dans le rôle d’Uma) ou Ashok Pathak (le mari dépassé et placide) réussissent à donner vie à leurs personnages. Indiscutablement, ils évoquent par leur jeu basé sur la gestuelle et l’expressivité du visage le temps du muet, et notamment le burlesque, « la subversion par le geste » pour reprendre le titre de l’essai d’Emmanuel Dreux : à ce propos, lors de la discussion qui a suivi la projection dans le Théâtre Croisette, le réalisateur a précisé qu’il s’était fortement influencé de Buster Keaton.

Ce qui séduit également dans cette proposition originale réside dans un mélange des genres pleinement assumé.

Ce qui séduit également dans cette proposition originale réside dans un mélange des genres pleinement assumé. Loin de se limiter à l’aspect social (plutôt satirique), Sister Midnight est aussi une comédie à l’humour pince-sans-rire (on rit beaucoup durant la totalité de l’œuvre), une farce corrosive abordant des questions liées à la place des femmes dans la société indienne (un thème commun aux deux autres longs métrages indiens présents sur la Croisette lors de cette 77e édition). Par son mariage, Uma se retrouve enfermée dans une sorte de « prison », n’est pas une bonne ménagère et ne semble pas être faite pour la vie de couple (il en est de même d’ailleurs de Gopal, très mal à l’aise), y compris jusque dans l’acte sexuel. Son émancipation progressive se produit au moment où elle subit une transformation étrange (sans aucune explication rationnelle donnée aux spectateurs) qui déplace, de manière étonnante, le film vers la comédie horrifique, avec des touches de fantastique. C’est à une sorte de relecture du mythe du vampire que nous convie alors Karan Kandhari, mâtinée même de vaudou : cette « femme-vampire », qui est de plus en plus assoiffée de sang, finit par provoquer l’effroi dans le quartier, la population cherchant vite à la supprimer (la fameuse « chasse aux sorcières » que l’on retrouvait au Moyen Âge ou dans la plupart des contes et autres films du genre).

C’est à une sorte de relecture du mythe du vampire que nous convie alors Karan Kandhari, mâtinée même de vaudou

Cette sensation de film hybride se ressent encore dans l’utilisation du stop-motion pour animer les animaux qui apparaissent dans la deuxième partie du long métrage. Rien d’étonnant à cela vu le parcours du cinéaste, artiste multidisciplinaire qui travaille depuis ses débuts avec la photographie, le collage et l’illustration à l’encre. La bande-son illustre également cela : refusant le folklore et la musique hindi, le choix s’est plutôt porté sur du blues, du heavy metal, de la pop et du rock.

En dépit d’une longueur un peu excessive et d’une dernière partie moins convaincante, Sister Midnight est une bonne surprise, une œuvre qui bouillonne de l’intérieur, tout à la fois charge contre le patriarcat et récit d’émancipation drôle et assez inspiré.

3.5

RÉALISATEUR : Karan Kandhari
NATIONALITÉ : Royaume-Uni, Inde, Suède
GENRE : Drame
AVEC : Radhika Apte, Ashok Pathak 
DURÉE : 1h50
DISTRIBUTEUR : Inconnu
SORTIE Indéterminée