Après Coma, film auto-produit au temps du Covid, on pouvait s’attendre à ce que Bertrand Bonello renoue par la suite avec la production classique : c’est chose faite avec La Bête qui retrouve l’ambition et le spectacle de films comme Saint Laurent ou L’Apollonide. Adaptation libre d’un roman court (ou longue nouvelle, c’est selon l’appréciation) de Henry James, La Bête dans la jungle, Bonello a élargi la perspective en racontant cette histoire à trois époques différentes, en en faisant une histoire d’amour qui traverserait le temps et la mort.
Dans un futur proche où règne l’intelligence artificielle, les émotions humaines sont devenues une menace. Pour s’en débarrasser, Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Elle y retrouve Louis, son grand amour. Mais une peur l’envahit, le pressentiment qu’une catastrophe se prépare.
Oeuvre très expérimentale, au moins autant que Coma, La Bête permet à Bonello de jouer de lignes narratives parallèles et superposées, comme en matière musicale.
Le confinement a souvent permis aux cinéastes de se replonger dans de grandes oeuvres littéraires. C’est manifestement le cas pour La Bête dans la jungle de Henry James, courte fiction, qui a inspiré parallèlement deux films, La Bête dans la jungle de Patric Chiha avec Anais Demoustier et Tom Mercier, et l’oeuvre dont nous parlons présentement, La Bête de Bertrand Bonello, avec Léa Seydoux et George MacKay, ce dernier remplaçant assez brillamment Gaspard Ulliel. Comment expliquer ce phénomène? La Bête dans la jungle peut se résumer dans l’attente d’une catastrophe, la peur d’un événement qui empêche de vivre, toutes choses dont il est aisé de retrouver les caractéristiques dans le traumatisme vécu au moment du confinement, la crainte de la mort et la peur de vivre se mélangeant de manière presque inextricable.
Dans le film de Chiha, les personnages faisaient de manière fascinante du surplace dans une boîte de nuit. Bonello a choisi une toute autre option en explosant la dimension temporelle du roman écrit en 1903 et en l’ouvrant à diverses époques (1910, 2014, 2044) et à d’autres continents et villes (Los Angeles, Paris). Il se l’approprie totalement, en en faisant une sorte de parabole perpétuellement métamorphosée à travers l’espace et le temps. Outre cet aspect, le principal changement est d’avoir opté pour une focalisation sur le personnage féminin, alors que James se concentre sur le masculin dans le roman.
La première partie du film s’avère plus que convaincante, Bonello reconstituant avec soin et talent la période du début du XXème siècle, et bénéficiant avec le physique intemporel de Léa Seydoux d’un atout non négligeable, déjà décisif dans L’Histoire de ma femme d’Idliko Enyedi, Il reprend ainsi la quasi intégralité des dialogues de La Bête dans la jungle dans la scène introductive du bal, « je crois vous avoir déjà rencontrée à Rôme? -vous vous trompez, c’était à Naples… » nous faisant nous apercevoir que Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet y ont peut-être trouvé l’inspiration pour L’Année dernière à Marienbad, autre histoire d’amour, de mémoire, de souvenirs avortés et de craintes recommencées.
Le basculement dans 2044 où Gabrielle est amenée à choisir entre son travail et ses affects, ce qui l’amène à effacer ses vies antérieures, s’avère aussi très réussi, avec cette épée de Damoclès de l’intelligence artificielle et ces lieux publics désertés. On retrouve d’une vie l’autre les fétiches de Bonello : les poupées, la voyance, le karma, etc. Là où le bât blesse un peu, c’est l’introduction une heure avant la fin d’une partie intermédiaire entre le passé et le futur, correspondant à notre présent, plus exactement à un présent pré#MeToo, où les personnes sont phagocytées par les réseaux sociaux et Internet, avec le développement de la culture incel. Il aurait peut-être fallu introduire cette partie plus tôt pour jouer sur l’alternance entre les trois époques comme dans Cloud Atlas des Wachowski.
Le film demeure alors passionnant mais devient assez théorique, le spectateur étant invité à rapprocher les trois époques et à les comparer : l’amoureux romantique devient serial-killer ; la jeune femme en effervescence de sentiments doit les oblitérer. Les trois parties se concluent à peu près de la même manière mais pour des raisons différentes (la fidélité et le choix des conventions bourgeoises en 1910, le choc de deux solitudes en 2014 et la peur d’une catastrophe non identifiée en 2044). Oeuvre très expérimentale, au moins autant que Coma, La Bête permet à Bonello de jouer de lignes narratives parallèles et superposées, comme en matière musicale.
RÉALISATEUR : Bertrand Bonello NATIONALITÉ : française GENRE : science-fiction, drame, romance AVEC : Léa Seydoux, George MacKay, Guslagie Malanda DURÉE : 2h26 DISTRIBUTEUR : Ad Vitam SORTIE LE 7 février 2024