Onzième film de Wes Anderson, Asteroid City représente déjà sa troisième sélection cannoise, après Moonrise Kingdom en 2012 et The French Dispatch en 2021. Dans les trois films, on retrouve peu ou prou les mêmes caractéristiques : une distribution pléthorique, avec certains abonnés faisant partie systématiquement de la troupe (Tilda Swinton, Edward Norton, Jason Schwartzman, Tony Revolori, etc.), un style millimétré au double décimètre, une multitude d’histoires anecdotiques, avec une foultitude de détails précis et croustillants, qui ne cessent de s’enchaîner, donnant ainsi l’illusion de fuir l’ennui. Or, si le système Anderson fonctionne encore une fois à plein régime, (vu le rythme métronomique du film, Wes Anderson ne semble apparemment pas guetté par la panne d’inspiration), la vacuité semble s’être complètement emparée de son style, les anecdotes et les saynètes s’empilant sans produire le moindre effet drolatique ou émouvant.
Asteroid City est une ville minuscule, en plein désert, dans le sud-ouest des États-Unis. Nous sommes en 1955. Le site est surtout célèbre pour son gigantesque cratère de météorite et son observatoire astronomique à proximité. Ce week-end, les militaires et les astronomes accueillent cinq enfants surdoués, distingués pour leurs créations scientifiques, afin qu’ils présentent leurs inventions. À quelques kilomètres de là, par-delà les collines, on aperçoit des champignons atomiques provoqués par des essais nucléaires. La convention Junior Stargazer rassemblant des élèves et parents de tout le pays pour une compétition érudite, va être l’occasion pour eux de s’amuser et profiter.
Martin Scorsese disait aussi « peu importe votre caméra, si vous n’avez pas d’histoire à raconter ». Wes Anderson a une multitude de petites histoires à distiller mais n’a plus -pour l’instant- de grande histoire à raconter.
Asteroid City semble encore une fois pour Wes Anderson le prétexte pour enchaîner ses saynètes, exposer sa collection d’amis comédiens, arborer son goût des couleurs vives. Pourquoi pas, après tout? Son film est loin d’être raté. Au contraire, il présente tous les signes distinctifs d’une mécanique parfaitement huilée, précise et tournant à plein régime. C’est surtout dans l’accumulation d’histoires qui s’auto-effacent les unes les autres que pointe un soupçon d’échec, celui du déficit d’âme qui a commencé à gangréner les films de Wes Anderson, depuis The Grand Budapest Hotel, son dernier grand film, où il se confrontait de manière inattendue à l’Histoire. Dans les films qui précédaient ce point culminant de son oeuvre, ce qui faisait tenir l’oeuvre de Wes Anderson, c’était le rapport très personnel à la famille (La Famille Tenenbaum), à la fratrie (A bord du Darjeeling limited), à la paternité (La Vie aquatique), à l’enfance (Moonrise Kingdom, peut-être son film le plus touchant). Depuis, on a l’impression tenace de voir des acteurs faire des caméos, échanger des répliques dans le cadre de saynètes mécaniques, figurer dans un dispositif formel assez étouffant où la vie et l’émotion semblent avoir déserté.
Que nous répondent les défenseurs de Wes Anderson? Que son film représente une métaphore limpide du confinement qui nous a tous affectés, qu’il défend l’art, en particulier le théâtre comme sauvegarde de notre bien commun, ce qui n’est pas complètement faux, même si la réflexion s’avère un peu courte : voir des personnages bloqués dans une ville ne crée aucune pensée ici sur le passé ou l’avenir et l’art comme occupation lors du confinement ressemble fort à une lapalissade. Que nous disent-ils aussi? Que la poignante et diffuse mélancolie trouve néanmoins son chemin dans Asteroid City, que c’est avant tout une histoire de deuil qui ne parvient pas à dire son nom, celui d’une mère dont le mari a différé d’annoncer la mort à son fils et ses trois filles, une histoire de trajectoires croisées entre des éclopés de la vie qui ne réussissent guère à donner le change, en particulier cette star hollywoodienne, en perte de repères (Scarlett Johansson en mode plus Marilyn que jamais), etc. Or la surcharge stylistique, le devenir machinique des personnages, la mise en abyme superfétatoire (Asteroid City n’est pas seulement le nom de la ville mais également une pièce de théâtre) recouvrent absolument tout, pour ne laisser filtrer aucune émotion (hormis l’exception de Scarlett Johansson). Car rarement aussi peu d’émotion se sera dégagé du deuil maternel, – traumatisme banal mais qui, bien traité, pourrait s’avérer bouleversant-, ce que les admirateurs mettront sur le compte du style volontairement non-empathique, ou de la pudeur légendaire du cinéaste texan. Le découpage rigoureux et extrêmement contraint en trois actes reproduit à l’identique le carcan formel des trois parties de The French Dispatch (moins la virtuosité stylistique), avec la même distanciation brechtienne de narration en poupées russes qui a pour effet automatique de ruiner l’émotion au lieu de l’amplifier. Seule échappée véritablement émouvante (hormis les quelques apparitions de Scarlett), une séquence inattendue montre le personnage de Jason Schwartzman qui finit par trouver dans les coulisses de la pièce de théâtre qu’il est chargé de jouer, celui de la mère/actrice (Margot Robbie) sur un balcon à Broadway. Mais il serait fort excessif de justifier tout le reste du film par cette éclaircie soudaine qui ne dure que deux minutes maximum et ne fait guère ensuite dévier de leur programme prévisible les travellings mécaniques et les caméos annoncés. Où sont passés la mélancolie poignante de La Famille Tenenbaum, la tendre innocence de Moonrise Kingdom, le noble désespoir de The Grand Budapest Hotel? A la place de ces films faisant preuve d’une véritable vitalité stylistique, se sont malheureusement substitués l’inertie, le lieu commun (la banalité du deuil maternel, la tarte à la crème du confinement reprenant sans effort de réflexion la situation quasiment au sens littéral) et la répétition du même. Il suffit d’observer combien les enfants étaient touchants et incarnés dans Moonrise Kingdom alors qu’ils ne sont plus que des ombres et des caricatures dans Asteroid City, pour se rendre compte du changement qui a eu lieu en dix ans dans le cinéma de Wes Anderson.
Précisons néanmoins les choses : Asteroid City est un film de haute tenue, où la direction artistique, les décors, la photographie font preuve d’une maestria inégalable, dans le style de la ligne claire chère à Hergé, et où il est toujours agréable de voir Tom Hanks, Scarlett Johansson, Matt Dillon, etc., ainsi que les nouvelles venues Maya Hawke, Margot Robbie, s’échanger des répliques. Les fans de Wes Anderson continueront à adorer cet univers tellement fétichisé qui n’appartient qu’à lui. Wes Anderson a du style, c’est certain, mais aujourd’hui il semble ne plus avoir que du style. Dans les remerciements du générique de fin d’Asteroid City, figurent Brian De Palma, Steven Spielberg et Martin Scorsese. Or, si ces trois cinéastes ont gagné le statut de maîtres incontestés du cinéma, c’est parce qu’ils ont pris des risques lors de leur carrière, qu’ils sont sortis de leur zone de confort et surtout ont osé parfois échouer. Si l’on recense les films de l’oeuvre de Wes Anderson, on ne comptera ainsi que des films réussis, mais circonscrits dans les limites de son style, de sa zone de confort dont il répugne à l’évidence à sortir. « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » énonçait Corneille dans Le Cid, empruntant cette maxime à Sénèque. Wes Anderson devrait par la suite se remettre en question s’il ne veut pas finir en styliste épuisé et dépassé. Martin Scorsese disait aussi « peu importe votre caméra, si vous n’avez pas d’histoire à raconter ». Wes Anderson a une multitude de petites histoires à distiller mais n’a plus -pour l’instant- de grande histoire à raconter.
RÉALISATEUR : Wes Anderson NATIONALITÉ : américaine GENRE : comédie AVEC : Jason Schwartzman, Scarlett Johansson, Tom Hanks, Tilda Swinton, etc. DURÉE : 1h45 DISTRIBUTEUR : Universal Pictures SORTIE LE 21 juin 2023