Trois mois auparavant, l’on nous aurait dit que nous préférerions Misanthrope de Damián Szifrón à Beau is afraid d’Ari Aster, nous ne l’aurions sans doute pas cru. En effet, sur le papier, comment préférer ce qui paraît être un polar du samedi soir à une oeuvre d’un des jeunes auteurs les plus prometteurs du cinéma contemporain (Ari Aster n’a que 36 ans)? D’autant plus que nous avions aimé Hérédité et adoré Midsommar…Et pourtant…Il ne faut pas se fier aux apparences : là où Ari Aster profite d’une position auteuriste privilégiée pour livrer un long pensum de trois heures sur le mal-être d’une personne tourmentée depuis sa naissance par l’ascendant psychologique de sa mère, Damián Szifrón s’empare des codes éprouvés du genre pour le ramener à son univers très personnel. Les deux comportements sont donc inverses : afficher la carte auteuriste pour se passer de raconter une histoire et d’approfondir ses personnages ; se cacher derrière le film de genre pour mieux faire passer son univers et sa vision du monde. A l’arrivée, plus nerveux, tonique et percutant, Misanthrope s’impose sans coup férir face au boursouflé et pachydermique Beau is afraid. Il faut toujours préférer les petits films en bonne santé aux grands films malades.
Eleanor Falco est une jeune enquêtrice de la police de Baltimore. Elle se retrouve un soir sur l’une des scènes d’une tuerie de masse dans un immeuble perpétrée par un sniper qui fait près d’une trentaine de victimes. Son profil atypique séduit Geoffrey Lammark, agent fédéral en charge de cette enquête très médiatisée. Eleanor est donc recruté comme agent de liaison entre la police et le FBI. Malgré son inexpérience, Lammark pense qu’elle pourrait aider à la traque d’un tueur en série très particulier et dans une enquête sans pistes réelles.
Par sa mise en scène extrêmement nerveuse, Misanthrope réussit à nous transporter dans les états d’âme fort sombres et pessimistes d’un rebelle à la société.
Pourtant, au départ, Misanthrope ne paie pas de mine. Un titre impersonnel au possible, To catch a killer, (que le distributeur français a eu la bonne idée de laisser tomber), un casting en apparence au rabais, Shailene Woodley, jeune comédienne prometteuse cherchant désespérément à donner un second souffle à sa carrière, une intrigue aux airs de déjà-vu, avec une jeune enquêtrice se lançant sur la piste d’un tueur en série (ici de masse) en explorant au mieux ses propres failles personnelles. Cela rappelle vaguement de loin Le Silence des Agneaux, le classique absolu de Jonathan Demme, mâtiné de quelques rasades de films de David Fincher (Se7en ou Zodiac). L’origine argentine du metteur en scène rappelle un peu le phénomène des cinéastes étrangers attirés comme des papillons par les flammes infernales de la cité hollywoodienne. Parfois opportunistes, ces réalisateurs pensent pouvoir faire carrière aux Etats-Unis et reviennent ensuite bredouille dans leur pays, après avoir livré des produits anonymes.
Rien de cela ici avec Damián Szifrón qui n’est pas tout à fait un inconnu. Révélé par Les Nouveaux Sauvages qui avait fait sensation en compétition au Festival de Cannes 2014, Szifrón avait fait exploser le genre assez rebattu du film à sketches en imposant sa patte singulière, à la fois violente, comique et sarcastique, passant la société argentine au vitriol. Sans être aussi décapant, Misanthrope ne trahit aucune baisse d’inspiration, bien au contraire. A partir d’un matériel connu et a priori prévisible, Damián Szifrón va revisiter le film de genre, en l’occurrence le film de serial-killer, en le tirant vers un surcroît de noirceur et de violence, ce que l’on n’aurait guère cru possible, En effet, Szifrón n’a pas repris un scénario déjà livré clés en main mais a complètement écrit son histoire, tout en assurant lui-même le montage du film, ainsi que sa production. Par conséquent, Misanthrope est tout autant, sinon plus, un film d’auteur que le dernier Ari Aster, à la différence majeure qu’il s’avère bien plus réussi.
Pourquoi? Parce que là, où Clarice Sterling était certes hantée par des agneaux qui hurlaient, traumatisme terrible mais en définitive extérieur à elle-même, Eleonore Falco se révèle être poursuivie par des spectres intérieurs, ceux de l’échec et de l’addiction. Pour donner vie à un personnage aussi tourmenté, il fallait une actrice exceptionnelle. Or Shailene Woodley, en talent pur, dans l’absolu, est sans doute la jeune actrice américaine la plus douée de ces dernières années, même si une grande partie de ses films ne lui ont guère donné l’occasion de le prouver. Très loin de la Saga Divergente, elle parvient à donner corps et âme à un personnage qui déteste la vie, la société et le monde. Shailene Woodley, à la fois vaillante et vulnérable, trouve enfin ici l’écrin pour son magnifique talent d’actrice, dont elle n’avait pu explorer finalement le potentiel sidérant que dans White Bird de Gregg Araki, écrin susceptible de la lancer sur de nouvelles pistes pour sa carrière. D’une sensibilité à fleur de peau, à chacun de ses regards, elle donne toute son ampleur existentielle, sa dignité et sa noblesse, à un simple polar dont on n’attendait rien. C’est en explorant ses failles et sa spirale de l’échec, qu’Eleonore Falco va parvenir à se mettre sur la piste d’un criminel qui a laissé la police traditionnelle hors de portée. Un criminel anonyme mais redoutablement intelligent, qui a choisi la violence pour répliquer à la violence du monde et au dégoût qu’elle lui inspire.
Par sa mise en scène extrêmement nerveuse, Misanthrope réussit à nous transporter dans les états d’âme fort sombres et pessimistes d’un rebelle à la société. Sans être un chef-d’oeuvre, le film de Damián Szifrón, entre deux péripéties dramatiques, interroge en profondeur le monde d’aujourd’hui, Dans un monde livré aux bas instincts des sauvages (ce que montrait Les Nouveaux sauvages), comment ne pas devenir sauvage soi-même? En sentinelles d’un monde en pleine déliquescence, Shailene Woodley, Ben Mendelsohn (Ready Player One), excellent dans le registre du bavard presque cynique, Jovan Adepo (The Leftovers), nous incitent à croire que le monde pourrait être malgré tout sauvé. Mais ne serait-il pas en fait trop tard?
RÉALISATEUR : Damián Szifrón NATIONALITÉ : américaine, argentine GENRE : polar, thriller AVEC : Shailene Woodley, Ben Mendelsohn, Jovan Adepo DURÉE : 1h58 DISTRIBUTEUR : Metropolitan FilmExport SORTIE LE 26 avril 2023