Rencontre avec Hirokazu Kore-eda : le cinéma, une affaire de famille

C’est dans un hôtel chic et cossu du 6ème arrondissement que nous retrouvâmes Hirokazu Kore-eda, le fameux cinéaste japonais, lauréat d’une Palme d’or cannoise en 2018 pour Une Affaire de famille, de passage à Paris pour la promotion de son nouveau film, Les Bonnes étoiles qui a enchanté les festivaliers de Cannes en mai dernier. Kore-eda ne s’exprime qu’en japonais, et bénéficie donc des services d’une interprète, ce qui a un peu réduit le nombre de questions et limité le temps d’échanges. Néanmoins, en dépit de ces limitations, le plaisir fut d’autant plus grand de voir Hirokazu Kore-eda prendre manifestement de plus en plus d’intérêt à nos questions, au point de nous accorder généreusement une question supplémentaire. Le contact est passé, les regards se sont échangés, la compréhension a eu lieu. Discrétion, humilité, modestie. On remarquera dans les réponses qui vont suivre que Hirokazu Kore-eda ne se met systématiquement jamais en avant et valorise surtout le collectif. C’est ainsi toute une philosophie qu’il met en oeuvre sans le dire explicitement, et que l’on retrouve dans son très beau film, Les Belles étoiles.

En 2018, vous avez reçu la Palme d’Or pour votre film Une Affaire de famille qui a été considéré de manière générale comme un véritable accomplissement dans votre oeuvre. Les Bonnes étoiles était un de nos films préférés de la Sélection officielle cannoise et nous espérions qu’il obtienne un prix au moins équivalent au Grand Prix du Jury ou à celui de la mise en scène. N’avez-vous pas été un peu déçu que le film n’obtienne qu’un Prix d’interprétation masculine pour Song Kang-ho? D’autant que le principe du film repose sur une interprétation chorale, ce qui aurait peut-être justifié un prix d’interprétation collectif et que Donna Bae aurait pu aussi avoir un prix d’interprétation, jouant tout aussi bien son personnage?

En fait, toute l’équipe était extrêmement satisfaite de ce prix d’interprétation. Même si le principe du film est davantage une interprétation collective et que le rôle de Song Kang-ho ne relève pas d’une performance démonstrative comme celle que les prix d’interprétation récompensent souvent, son personnage donne véritablement le ton du film. Sur le tournage, il s’est comporté comme le chef de file de l’équipe des acteurs. Donc les participants aux Bonnes Etoiles ont vraiment considéré que ce prix reflétait bien le film.

C’est la deuxième fois que vous tournez en-dehors de votre pays, le Japon, après La Vérité, sorti en 2019 et tourné en France avec Catherine Deneuve et Juliette Binoche. Cette fois-ci, c’est la Corée du Sud avec des acteurs emblématiques du pays comme Song Kang-ho (Parasite) ou Donna Bae (Sense8). Est-ce parce que, après le triomphe de Une Affaire de famille, vous aviez l’impression d’avoir tout dit sur votre pays et étiez désireux de renouveler votre cinéma au contact d’autres contrées?

Non, en fait, pas du tout. Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir tout dit, bien au contraire, sur mon pays. La preuve, c’est qu’en parallèle de ces deux films, j’ai tourné aussi une série au Japon pour une plateforme. En fait, ce qui s’est passé, c’est que j’ai bénéficié de très belles opportunités, ce tournage en France, cet autre en Corée du Sud, et qu’il eût été dommage de ne pas en profiter, pour pouvoir se confronter à d’autres expériences.

Je trouve que Les Bonnes étoiles, votre nouveau film, témoigne d’un véritable accomplissement dans la mise en scène, dans le sens de l’épure, peut-être encore plus qu’Une Affaire de famille. Par exemple, lors de cette séquence filmée en plan fixe de loin, alors que les personnages se trouvent sur la plage, ou lorsque vous faites le point sur Donna Bae, au bord des larmes, alors qu’elle a écouté, cachée, le dialogue entre le personnage de Song Kang-ho et de sa fille. C’est d’une simplicité totale, magnifique. Avez-vous l’impression d’avoir accompli des progrès dans ce film, par rapport à vos films précédents?

Pour tout dire, j’ai beaucoup de mal à avoir du recul par rapport à mon propre travail. Tout ce que je peux dire, c’est que je suis en effet très satisfait de certaines séquences comme celle de la plage, comme vous l’avez souligné, ou celle des dialogues dans les cabines. Mais honnêtement j’ai beaucoup de mal à comparer par rapport à mes autres films. Si vous le dites, c’est que c’est peut-être vrai. Néanmoins, ce que je peux reconnaître, c’est que je suis assez satisfait de ce nouveau film, globalement.

Dans une ou deux séquences, dont celle de la cabine, vous filmez de très près des mains. J’ai rarement vu filmer des mains d’aussi près en gros plan, et de manière aussi belle. J’ai rapproché cette manière de filmer les mains d’une séquence fameuse de Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard. Etait-ce une citation, un hommage par rapport à Godard?

Non, en fait, il ne s’agit certainement pas d’une référence à Godard, pas du tout. En réalité, j’ai toujours aimé filmer les mains. Il se trouve que IU qui tient le rôle de la mère du bébé a de très belles mains, très longues et fines. J’ai considéré que ses mains racontent beaucoup de choses et que c’était très beau à voir, et donc à filmer. Par conséquent, j’ai construit visuellement une ou deux séquences autour de ses mains.

Sous une apparence policée, il me semble que vous êtes un artiste assez provocateur. Car vous êtes souvent, presque toujours du côté des marginaux, des hors-la-loi. Quand on découvre le film, on trouve Song Kang-ho et sa bande plutôt sympathiques, et c’est seulement à la fin que l’on se rend compte qu’ils font tout de même du trafic d’enfants. Cela relève de votre démarche de montrer le côté positif des gens, même s’ils ont des aspects plus répréhensibles?

J’ai fait en sorte au début que les personnages soient considérés à partir du point de vue de la policière. Par conséquent la policière est plutôt persuadée que ce sont des délinquants nocifs. Mais au fur et à mesure du film, la compréhension du spectateur évolue. Il comprend que les motivations du personnage de Song Kang-ho sont plus complexes. De même, l’inspectrice et sa collègue se rapprochent. Les choses évoluent, et le regard du spectateur change, ce qui fait, qu’à l’arrivée, le fait que ce soient des délinquants devient une question complètement annexe. On voit surtout l’humanité de tous les personnages.

La famille est à l’évidence votre thème préféré mais vous montrez souvent, à l’inverse des idées reçues, que les liens entre des faux membres d’une famille sont plus forts et intenses que ceux d’une vraie famille. Contrairement à Une Affaire de famille qui montrait déjà le résultat acquis, les personnages des Bonnes étoiles recréent sur la route une autre famille, comme dans Josey Wales Hors-la loi de Clint Eastwood. En fait, ceci explique pourquoi vous avez choisi de faire du cinéma. Vous recréez à chaque tournage une nouvelle famille avec de faux membres pour lesquels les liens sont plus forts et plus intenses que dans une vraie famille. Le cinéma, c’est, pour vous, créer à chaque fois une nouvelle famille, comme dans vos histoires.

Oui, vous avez totalement raison. C’est tout à fait ce sentiment-là. A une avant-première en France des Bonnes Etoiles, j’ai ainsi eu le plaisir de revoir certains membres de l’équipe de La Vérité. Ce sont devenus bien plus que des amis. Le temps et le souvenir nous lient désormais définitivement, comme dans une famille.

Entretien réalisé par David Speranski le 30 novembre 2022.