On ne compte plus les adaptations depuis Tirso de Molina en 1630 et Molière dans le même siècle ou l’opéra de Mozart un siècle plus tard, sans parler des reprises cinématographiques. Voici que Serge Bozon nous propose un Don Juan assez particulier dans lequel tous les rôles sont inversés et les genres – théâtre, musique, danse – revisités. DJ/Laurent (Tahar Rahim) se fait planter le jour de son mariage par Julie/Elvire (Virginie Efira) parce que du haut de son premier étage en attendant sa dulcinée, qui sur ce même trottoir lui est invisible, on voit son regard se bloquer sur une autre jeune femme. Ici commence la géométrie du film, basée sur le jeu des regards, des perspectives – bas en haut, haut en bas, latéral – et des directions – qui seront exploitées à travers des cut surprenants passant de plan en intérieur/théâtre à un extérieur/plage –, et évoquant, peut-être, la direction qu’il faudrait prendre, la direction d’acteur, la direction d’une vie amoureuse sincère et durable – ce dont semble incapable le séducteur. La scène est d’ailleurs précédée par un face-à-face au miroir de Laurent qui s’agite dans une chorégraphie dont les mouvements seront repris par une metteuse en scène lors du spectacle Don Juan qu’il préparera dans un théâtre de Granville et où le retrouvera Julie, revenue. À l’époque du mythe, c’était les femmes, séduites puis abandonnées, qui étaient hantées par le personnage : Bozon renverse le procédé et c’est Laurent qui se retrouve attaché non seulement à celle qu’il abandonne – et que par effet de conséquence il se met à aimer – en plus d’être dépendant de toutes les femmes qu’il rencontre – ou du moins le croit-il, immaturité. En plus de son caractère changeant, Laurent présente un problème de distanciation, car il se retrouve, à la ville comme à la scène, dans un même jeu permanent où il ne semble ni sincère avec les autres ni avec lui-même. C’est à se demander, au vu des dialogues sur le ton de la pièce entre la metteuse en scène (Jehnny Beth) et une des premières comédiennes qui abandonnera le rôle ou Julie qui viendra la remplacer et Laurent, si Serge Bozon, inversement, ne nous fait pas une leçon de cinéma dans laquelle seraient interrogées les notions de justesse et de vérité, de talent et de travail, de mise en scène des images – qui passent par le miroir, les fenêtres – ou de mise en images des scènes – qui passent par le mouvement, le chant et la danse.
Une leçon de cinéma dans laquelle sont interrogées les notions de justesse et de vérité, de talent et de travail, de mise en scène des images et de mise en images des scènes.
Ce Don Juan, en effet, s’avère être une fausse comédie musicale, utilisant le corps et la voix des personnages – principalement celle de Laurent/Tahar – à exprimer leurs sentiments et douleurs de façon particulièrement lyrique. Julie/Virginie se retrouvera pianiste au titre du rappel des souvenirs qu’elle possède de son père lui-même pianiste de cabaret et c’est Alain Chamfort lui-même, ayant vu sa fille se suicider après avoir été quittée par Laurent, qui figurera le Commandeur, en (morale) parole ou en chanson (douce). La musique classique, présente tout au long pour rappeler sans doute l’opéra de Mozart, fait le tempo du récit et enveloppe une image souvent brillante avec les extérieurs ciel/soleil, plage/mer en opposition avec le côté sombre et dépressif de Laurent. Quant aux corps, ils sont principalement symbolisés par des femmes – en dehors du discret Naël (Damien Chapelle), figure de Sganarelle et considéré comme le régisseur et l’ami de Laurent qu’on verra sortir de lui-même une fois le maître perdu à la fin du film – d’abord par les multiples Julie qui balisent le parcours de Laurent qui la (re)voit partout et sous différentes formes après qu’elle l’a quitté – à la manière du Rêve familier de Verlaine car « Est-elle brune, blonde ou rousse ? Je l’ignore. Comme ceux des aimés que la Vie exila. L’inflexion des voix chères qui se sont tues », apparaissant gothique, pétasse, enseignante, femme simple et souriante, chacune rejetant le séducteur parce à vouloir les posséder toutes sans vergogne, il les met en conflit. C’est donc par et à travers celle devenue le fantôme obsédant de Laurent que le personnage originel d’Elvire est réhabilité dans le même temps que le Don Juan perd pied, ce qui est accentué par le retour de ses costumes sombres en opposition avec la blondeur de Julie qui s’accorde avec le temps ensoleillé. Un plan fantaisiste vertical descendant sur des poteaux électriques en guise de phallus perdant semble être de mauvais augure pour Laurent avant une cérémonie de mariage où quelques femmes sur lesquelles son regard bloquera de nouveau en l’absence de Julie feront une danse transe à l’engloutir sous leur rejet. Ce n’est plus lui qui dévore mais il est bien dévoré, même si de légers sourires liés à des aveux d’amour nous avaient laissé croire – comme à lui – qu’une leçon avait été tirée sur la sincérité et la durée des sentiments. En ce mois de mai 2022 durant lequel un certain Bozon a décidé de punir l’homme, le traître, ce sont sans doute des dizaines de femmes qui (s)ont ressuscitées. Voici donc la chronique d’une rencontre avec la mort, annoncée par les premières stèles d’une jeune défunte abandonnée, confirmée par ces pierres sur lesquelles restent gravés à jamais comme dans la boîte noire « car jamais plus je ne te croirai » Cette transposition, et par là le film, aussi cérébral soit-il, reste donc à expérimenter.
RÉALISATEUR : Serge Bozon NATIONALITÉ : France AVEC : Tahar Rahim, Virginie Efira, Alain Chamfort, Jenny Beth, Damien Chapelle GENRE : drame psychologique DURÉE : 1h40 DISTRIBUTEUR : Arp Sélection SORTIE LE 23 mai 2022