Une expérience tardive que ce Rien à foutre, qui en dit plutôt long et à différents endroits…
D’abord Cassandre (Adèle Exarchopoulos), jeune fille de 25 ans, hôtesse de l’air dans une compagnie low cost, qui a perdu sa maman lors d’un accident solitaire de la route, et dont l’époux cherche à faire valoir la responsabilité urbaine. Elle passe sa vie entre les vols en Europe, où elle se réfugie dans sa « base » où sont logés les personnels aériens, ici Lanzarote, plutôt que visiter les capitales dans son temps fatigué imparti, entre les rencontres Tinder (pseudo Carpe Diem) ou des nuits de défonce dans ces mêmes villes de la nuit, pas jojo. Dans ces entreprises bas de gamme, les grèves existent puisque les conditions de travail ne sont pas des meilleures, qu’il faut tout faire, jusqu’à dénoncer les collègues qui n’auraient pas fait leur maximum pour la compagnie (Wing) ou le client, puisque on est à la merci d’être déplacé géographiquement à la moindre erreur, ou qu’il faut évoluer à tout prix pour passer chef de cabine lorsque les équipes sont complètes, et avec les nouvelles responsabilités non désirées que cela suppose. Cassandre rêve de voler pour une compagnie saoudienne qui embauche des filles plus belles, plus élégantes, plus cultivées (parce qu’elles balancent sur Instagram des selfies devant des paysages improbables) et plus polyglottes. Fantasme. Cassandre n’a pas ou n’a pas (encore) pu faire le deuil d’une mère, dont elle ira piocher dans l’armoire des vêtements en vue d’un entretien d’embauche… Rien à foutre du mensonge.
Ensuite, le film pris entre fiction et documentaire, passe en revue les effets du jeu sur les types de plans et de cadrages comme ceux du jeu d’actrice : plans séquences qui nous plongent non plus à distance mais en immersion ou plans serrés à nous faire ressentir ce que ces jeunes vivent comme en réponse à leur refus de l’engagement ou de l’intimité, les scènes sont parfois au couteau, parce que le tableau peu glorieux de ces jeunes qui volent est très documenté, parfois elles semblent plus désinvoltes et donnent l’impression d’une improvisation. Pourtant le spectateur reste pris dans la tristesse qui émane de Cassandre, forcée à sourire dans son uniforme, avec son rouge vif aux lèvres comme aux ongles – même si elle rechigne à un coup de rasoir pour des jambes parfaites, et que lui reprochera une collègue de travail (!) – et une forme de détresse face à tant de solitude… intérieure. Cassandre avance autant qu’elle semble arrêtée, impassible généralement comme elle est capable d’un fou rire avec sa sœur ou de larmes nées malgré elle lors d’un appel d’Orange lui propose une augmentation de ses gigas de forfait… une ligne ouverte par sa mère… Rien à foutre du dépassement.
Enfin l’hommage, à travers une réflexion qui dépasse l’existentielle d’une jeunesse qui vit avec le désœuvrement, et cette attention portée à Adèle Exarchopoulos : tour à tour jolie, élégante, en pyjama, repoussante, dévastée ou dynamique, se filmant à poil pour Tinder ou prenant une tisane avec son papa, c’est une sorte de mise en abyme qu’effectue le récit à nous montrer l’actrice sous toutes ses coutures et ses formes. Ici pas de jugement, juste une palette, qu’Adèle assure en toute liberté, liberté offerte par les deux cinéastes, Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, presque à la manière d’un cinéma expérimental dont elle serait le sujet, actuel. Performance d’actrice donc d’un côté à épater la galerie, mais également réflexion sur ce que représente l’intimité. Avec l’omniprésence des réseaux sociaux aujourd’hui et leur usage par les jeunes, montrer ses seins pour mieux plaire est-il de cet ordre, ou bien n’est-ce pas plutôt les choses qu’on (ne) dit et les choses qu’on fait, vis-à-vis d’un deuil par exemple, à l’égard de sa famille, comme à l’égard de soi qu’on maltraite, l’air de rien…ou sous le prétexte d’un système auquel on veut absolument appartenir. Véritable travail sur et par l’image, on en a rien à foutre que le découpage du film en deux parties (en l’air anonyme et à terre en famille) paraisse déséquilibré, que des acteurs soient non professionnels, ou que la durée soit incommodante. Julie Lecoustre et Emmanuel Marre assument complètement leur geste, et obtiennent par là l’adhésion, à un travail et à des choix complètement politiques, l’air de rien.
Dans ce film qu’on pourrait qualifier de social, il est bien question du lien entre repaire et repère, ou du moins son absence, même si aucune dénonciation ne s’effectue frontalement, pour privilégier le tableau, le partage d’une expérience (Xpérience qui touche une génération au moins), présente, et déniant tout passé comme n’envisageant aucun avenir. C’est ainsi l’éphémère qui vient se confronter à l’effet mère, partie trop vite, et laissant abasourdie toute une famille, même si chacun s’affaire à sa manière, work in progress dit-on. Ce n’est pas par hasard, semble-t-il, que la sœur fait visiter des appartements (durant que Cassandre n’en a point) et que son père a investi la chambre de Cassandre d’archives après son départ… Dans ce récit rigoureux sur le temps (d’une heure cinquante) des êtres et leur rythme, sur l’Histoire des mentalités et notre ère, montrant les errances physiques et psychiques d’une jeune fille quasi tout le temps dans le champ, qui accepte sans broncher les errances d’un système où règnent flexibilité, rendement, performance et image, c’est au hors champ qu’il faut s’intéresser parce qu’il s’immisce en permanence, l’air de rien, par touches, dans les dialogues ou les émotions qui trahissent les différents personnages – on pense à l’échange sous drogue entre Cassandre avec un ami à elle ou à celui qu’elle honore auprès d’une passagère ayant quitté pays et famille pour une opération du cerveau, et dont l’écoute et la bienveillance pourtant attendues par la compagnie lui vaudront limite un renvoi. On pense à Voltaire et à son Babouc ou le monde comme il va (vrai titre de Zadig) ou plus récemment, dix ans plus tôt à In the air, beaucoup plus léger… sauf que ce Rien à foutre de tout parce que plus personne ne donne la voie.voix ni le ton au personnel nous en fait à ce résultat électoral dramatique, comme ces vies, et cette Cassandre, censément symbole d’une forme de lucidité, mais dans tous les cas vouée à être condamnée… Snif.